Le rire

Le rire

  • Accroche : « Les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours : sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur, et ils n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits ». Cette phrase de Beaumarchais (dans Le Mariage de Figaro) est mise en exergue de l’ouvrage La politique du rire, publié sous la direction de Pierre Serna à la suite de l’attentat de Charlie Hebdo perpétré le 7 janvier 2015 par les frères Kouachi ;
  • Définition : Le rire est la manifestation d’une gaité soudaine par l’expression du visage et par certains mouvements de la bouche et des muscles faciaux.
  • Le rire est avant tout un phénomène naturel, consubstantiel à l’homme. 
    • L’ethnologie et l’histoire rappellent la permanence du rire, présent de tout temps dans toutes les sociétés humaines.
    • A ce titre, le rire peut apparaître en première analyse comme un besoin, ou du moins comme un phénomène naturel.
  • Cependant, le rire est également un objet politique :
    • D’une part, le rire se saisit de la politique
    • D’autre part, la politique doit nécessairement se saisir du rire
  • Problématique : Quelle place doit aujourd’hui être faite au rire dans nos sociétés ?

I) Naturel à l’homme, le rire s’est imposé avec la modernité comme un contre-pouvoir salvateur et nécessaire à la vitalité démocratique

A. Naturel à l’homme, le rire trouve des expressions à toutes les époques et dans toutes les sociétés humaines

  1. Le rire est une fonction naturelle et consubstantielle à l’homme

Le rire est une fonction naturelle et consubstantielle à l’homme. Les dernières avancées scientifiques ont remis en cause la formule de Rabelais (Gargantua) selon laquelle « le rire est le propre de l’homme ». En effet, de nombreux animaux et notamment les primates (gorille, Orang-Outan) connaissent le rire par la voie des chatouilles. Cependant, le rire de l’homme conserve des spécificités dans la mesure ou il nécessite des prérequis tels que la conscience de soi ou l’aptitude à s’identifier à autrui. Plusieurs auteurs ont mis en avant la complexité « mécanique » du rire chez l’homme :

  • Bergson, Le rire : essai sur la signification du comique, 1900 : Bergson s’attache à dégager les grandes caractéristiques de la mécanique du rire :
    • Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. Ainsi, un paysage n’est jamais risible, et un animal n’est risible que lorsque l’on surprend chez lui une attitude ou une expression humaine.
    • Le rire s’accompagne toujours d’une insensibilité ou d’une indifférence : « c’est une anesthésie momentanée du cœur, pendant laquelle l’émotion ou l’affection est mise de côté ; il s’adresse à l’intelligence pure. »
    • Le rire à une signification sociale: il doit répondre à certaines exigences de la vie en commun, le rire étant toujours le rire d’un groupe. Le rire est considéré comme une punition de la société envers les êtres qui s’écartent de la norme.
    • Il en résulte, selon Bergson, que « le comique naîtra, semble-t-il, quand des hommes réunis en groupe dirigeront tous leur attention sur un d’entre eux, faisant taire leur sensibilité et exerçant leur seule intelligence. »
  • Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, 1905 : Freud analyse observe que le « mot d’esprit » (le witz) permet de déjouer la censure du surmoi et donc de décharger une partie de l’énergie psychique jusque là refoulée en exprimant ce « refoulé » de manière acceptable. Ainsi selon le Freud, les sujets propices aux « mots d’esprit » sont par excellence les sujets dits « tabous », et au premier chef la sexualité. En déjouant les mécanismes psychiques, le witz amène les individus à un sentiment d’enfance, source de plaisir. Freud insiste également sur le fait que le plaisir du « Witz » suppose une connivence avec autrui et des connaissances partagées : le rire est un phénomène collectif et communicatif.
  1. Le rire trouve des expressions à toutes les époques et dans toutes les sociétés humaines

Le rire trouve des expressions plus ou moins institutionnalisées à toutes les époques de l’humanité :

  • Sous l’antiquité :
    • Dans la mythologie grecque, le rire apparaît avec Momos, divinité mineure de l’Olympe. En effet, son nom signifie « moquerie » ou « ridicule ». Il représente la raillerie et le sarcasme dont il est le dieu. Toutes les plaisanteries incessantes qu’il inflige aux autre dieux lui coûtent sa place à l’Olympe puisque Zeus lui-même l’en expulse ;
    • A Rome, les Atellanes, des comédies populaires apparues à Rome vers l’an 390 avant J.-C, sont jouées à la fin des tragédies, pour détendre l’atmosphère. Le jeu des acteurs est la plupart du temps improvisé et tourne souvent à l’obscène. Quatre personnages stéréotypés apparaissent à chacune de ces comédies : Maccus le glouton, Bucco l’imbécile, Poppus le gâteux et Dossenus le bossu malicieux.
  • Au Moyen-Age :
    • Victor Hugo, Notre-Dame de Paris : introduit son ouvrage sur la Fête des fous organisée à partir du XIIe siècle chaque mois de décembre. Cette fête, à laquelle les ecclésiastiques participaient activement, avait pour objet d’honorer l’âne qui porta Jésus lors de son entrée à Jérusalem. Elle était particulièrement burlesque : les prêtres, masqués et travestis, dansaient en entrant dans le chœur et y chantaient des chansons obscènes. Ensuite, on les charriait tous par les rues, dans des tombereaux pleins d’ordures, où ils prenaient des poses lascives et faisaient des gestes impudiques.
  • A la Renaissance :
    • A partir du XVIe siècle, le rire est représenté en grande partie par la Comedia Dell’arte. D’origine italienne, elle s’est répandue en Europe au long du siècle. Elle s’appuie sur la gestuelle (comique de geste, c’est-à-dire mimiques, grimaces, coup de bâtons…), le jeu masqué et l’improvisation. Les personnages sont une fois de plus des stéréotypes de la farce et descendent des Atellanes précédemment évoquées. On retrouve Arlequin, Colombine, Polichinelle, Scaramouche, Pantalon… Ils représentent la société et s’en moquent en faisant ressortir son caractère exagéré et malhonnête.

En outre, le rire traverse toutes les couches de la société. Si il est généralement associé aux foules et aux classes populaires, le rire est présent de façon institutionnalisée chez les puissants :

  • C’est notamment le rôle du bouffon ou du fou du roi, véritable institution qui perdura du roi des Huns Attila en 450 après JC (premier roi à avoir un bouffon attitré) à Louis XIII en 1645 :
    • Erasme, Eloge de la folie : Insiste sur le rôle majeur du bouffon auprès de son roi :
      • D’une part, le bouffon assure le divertissement et l’amusement du roi et de ses convives, lors des banquets notamment ;
      • Mais le bouffon à un rôle plus fondamental, puisque son titre le délivre partiellement des entraves de bienséance qui lient généralement les confidents et les conseillers du Prince. Ce rôle singulier donne au bouffon une liberté de parole qui lui permet d’adresser des messages au Prince que le reste de la Cour n’aurait pu se permettre d’exprimer. Raison pour laquelle le fou est souvent devenu un véritable conseiller du roi.

B. Avec la modernité, le rire s’est imposé comme un contre-pouvoir salvateur et nécessaire à la vitalité démocratique

  1. Le rire fut souvent utilisé comme une arme efficace par les partisans de la démocratie contre les régimes monarchiques ou autoritaires

 Le rire à un pouvoir mobilisateur et déstabilisateur, qui fait de lui un outil puissant contre tous les ordres établis, qui ont d’ailleurs toujours cherché à s’en prémunir :

  • Le rire s’est trouvé mobilisé contre les pouvoirs établis en les tournant en ridicule. Plusieurs types d’exercices se prêtent particulièrement à la dénonciation par la rire :
    • La satire est un genre littéraire dont l’objectif est une critique moqueuse de son sujet (individus, organisations, États, etc.), souvent dans l’intention de provoquer, prévenir un changement ou de porter à réfléchir.
      • La satire s’est développée dès l’antiquité, chez Aristophane par exemple.
    • La comédie : Au XVIIe siècle, Molière met en scène le rire dans le cadre de nombreuses comédies qu’il met au service du divertissement mais aussi de la dénonciation :
      • Il dénonce dans ses pièces les comportements humains tels que l’avarice, l’orgueil ou l’hypocrisie :
        • Molière, l’Avare: le seigneur d’Harpagon est décrit comme l’ « humain le moins humain de tous les humains », chez qui « le mot donner provoque tant d’aversion qu’il ne dit jamais je vous donne, mais je vous prête le bonjour »; 
      • Dans certaines comédies, Molière s’attaque directement aux pouvoirs établis, et notamment à la religion :
        • Molière, Don Juan : le personnage éponyme tourne la Religion en dérision et va jusqu’à rire de la mort;
    • La caricature se développe au lendemain de la Révolution Française, et prend son essor tout au long du XIXe siècle. Ses principales cibles sont le clergé et les familles royales :
      • Ainsi le journal Le Charivari est fondé en 1832 par Charles Philipon comme un journal d’opposition républicaine à la Monarchie de Juillet. De nombreux caricaturistes célèbres y collaboreront, dont notamment Honoré Daumier. Ainsi concernant la seule personne du roi Louis Philippe, seront publiés :
        • Charles Philipon, La poire : En quatre étape, le portrait initialement fidèle de Louis Philippe se métamorphose en poire. Pour cette caricature dont le succès fut retentissant, Charles Philipon fut condamné à 6 mois de prison ferme pour « outrage à la personne du roi »;
        • Honoré Daumier, Gargantua : Le roi Louis Philippe est représenté comme un appareil de transit, transformant par sa digestion vorace les apports financiers du peuples en récompense diverses pour les puissants;
  • En retour, les pouvoirs établis se ont toujours recherché à se prémunir du pouvoir déstabilisateur du rire par la répression et la censure :
    • Dans la Rome Antique, les acteurs avaient un statut particulier : mis au ban de la société, ils ne disposaient d’aucun droit civil et politique, et ne pouvaient se mêler ni aux citoyens, ni aux sénateurs. A l’inverse, les citoyens n’avaient pas le droit de jouer aux acteurs, sous peine d’infamie.
    • Au Moyen-âge, l’Eglise condamne le rire :
      • Dès le XIIe siècle, l’Eglise condamne expressément la pratique de la Fête des fous, sans parvenir à empêcher celle-ci de se développer partout en Europe ;
      • Umberto Eco, Au nom de la rose : Rappelle que le rire un objet de détestation des moines ultra-rigoriste, qui assurent que « Jésus n’a jamais ri », impliquant que les chrétiens n’en ont pas le droit : ils doivent en effet se tourner uniquement vers la quête de salut éternel, auquel il n’accéderons pas s’ils commettent ce péché. Le rire prend une connotation de laideur, d’indécence, de grotesque ou de méprise et est associé au Diable, maître des Enfers : on parle alors du rire diabolique. Le Nom de la rose célèbre le rire subversif, éternel danger pour le pouvoir. Le rire, ici, est révolutionnaire : il anéantit la crainte de Dieu, désacralise les hiérarchies, ridiculise le péché.
      • L’Eglise refuse la sépulture religieuse aux comédiens :
        • Au XVIIe siècle encore, la sépulture de Molière est dans un premier temps refusée au motif que celui-ci n’a pas signé de renonciation à sa profession de comédien. C’est finalement Louis XIV qui ordonne l’inhumation de ce dernier, en s’attachant toutefois à ce que celle-ci soit effectuée discrètement et de nuit.
      • Les grands comiques et caricaturistes s’exposent toujours à la censure et à la sanction de la part des pouvoirs politiques :
        • La censure, dont Anastasie devient l’allégorie à partir de 1870, est représentée sous la forme d’une vieille dame équipée qu’une paire de ciseaux et surmontée d’une chouette sur l’épaule qui symbolise son caractère scrutateur : la censure surveille le pays, jour et nuit, avec une attention maniaque.
        • Beaumarchais, Le mariage de Figaro fait dire à Figaro : « Pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. »
  1. Dans l’histoire, il existe un lien consubstantiel entre le rire et la démocratie :

 Au XXe siècle, le lien entre le rire et démocratie s’est renforcé :

  • Le rire s’est trouvé largement mobilisé contre les pouvoirs autoritaires et totalitaires au XXe siècle. Le rire est par essence libérateur et susceptible de porter des germes révolte :
    • Charlie Chaplin, Le dictateur, 1940 : fait la satire d’Hitler en tournant en dérision le film de propagande nazi Le Triomphe de la volonté.
    • Enfermée dans le camp de concentration de Ravensbrück en 1944, Germaine Tillion et plusieurs de ses camarades écrivent clandestinement une mini-opérette (Verfügbar aux Enfer) où celle-ci moque ses tortionnaires, opposant ainsi le rire à la déshumanisation.
  • Dans les régimes démocratiques, le rire contribue contribuent à la vitalité démocratique et conserve sa fonction première qu’est la prise de distance et parfois la dénonciation :
    • Les régimes démocratiques libèrent le rire, considéré comme un champ à part entière de la liberté d’expression :
      • La DDHC du 29 aout 1789 consacre les libertés d’opinion et d’expression:
        • Article 10 DDHC: liberté d’opinion : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».
        • Article 11 DDHC : liberté d’expression : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi »
      • Le rire continue de jouer son rôle salvateur :
        • Le projet de candidature de Coluche aux présidentielles de 1981 : s’il n’a pas été mené à terme, il a eu le mérite de focaliser le débat public sur les accointances entre hommes politiques de différents bords (avec pour tout programme « d’emmerder la droite jusqu’à la gauche »), et de mettre en lumière les habituels exclus de la scène politique : « J’appelle les fainéants, les crasseux, les drogués, les alcooliques, les pédés, les femmes, les parasites, les jeunes, les vieux, les artistes, les taulards, les gouines, les apprentis, les Noirs, les piétons, les Arabes, les Français, les chevelus, les fous, les travestis, les anciens communistes, les abstentionnistes convaincus, tous ceux qui ne comptent pas pour les hommes politiques à voter pour moi »
          • Au début de l’année 1981, un sondage le crédite de 16 % d’intentions de vote et il est soutenu par des intellectuels tels que Pierre Bourdieu et Gilles Deleuze.

II) Aujourd’hui, face au double écueil de l’omniprésence et de la négation radicale du rire dans notre société, celui-ci doit trouver sa juste place

A. Nos sociétés semblent en proie à une alternative aporétique entre les tenants d’une omniprésence du rire et les tenants de sa négation absolue

  1. L’omniprésence du rire ne saurait être souhaitable

Si l’histoire rappelle que le rire est précieux, on observe depuis le XXe siècle, et de façon accélérée depuis le XXIe siècle, une forme d’omniprésence du rire dans les sociétés occidentales, qui peut à certains titres être considéré comme une forme d’écueil. En effet, le rire est partout aujourd’hui. Le XXe siècle a inventé les clowns, les humoristes, et surtout le cinéma puis la télévision qui diffusent aujourd’hui le rire partout et tout le temps. Or, le rire présente des aspects négatifs :

  • Le rire est souvent cruel et tend généralement à l’humiliation de ceux qui en sont la cible :
    • Baudelaire, De l’essence du rire, 1855 : « Le rire est satanique. Il est dans l’homme la conséquence de l’idée de sa propre supériorité. D’ailleurs, supposez l’homme ôté de la création, il n’y aura plus de comique, car les animaux ne se croient pas supérieurs aux végétaux, ni les végétaux aux minéraux ».
    • Bergson, Le rire, 1900 : affirme que « Le rire est avant tout une correction » et qu’il « a pour fonction d’intimider en humiliant. »
  • Si il peut élever ceux qui s’y prêtent, le rire peut également être un agent de régression collective:
    • D’une part, le rire n’est pas nécessairement une « révolte supérieure de l’esprit » (André Breton). Il peut se résumer la grossièreté et à l’obscénité.
    • D’autant plus qu’en tant que phénomène essentiellement collectif le rire tend à favoriser les emportements des masses:
      • Victor Hugo, L’homme qui rit : « Faire du mal joyeusement, aucune foule ne résiste à cette contagion. Les hommes, dès qu’il sont réunis, ont toujours au milieu d’eux un bourreau tout près, le sarcasme ».
      • Alain Finkielkraut, Interview donnée au JDD le 21 septembre 2014 : A la question peut-on rire de tout ? Finkielkraut répond : « Non. Et toute hilarité n’est pas respectable. Le rire est d’abord le propre du barbare. Des films comme Les Damnés nous ont fait oublier que les nazis riaient à gorge déployée »
    • Dans nos « sociétés du spectacle », l’omniprésence du rire tend paradoxalement à lui retirer sa vertu libératrice et proprement transgressive. Les médias imposent un comique de rigueur, un rire soft et cool, où l’ironie est vide de sens, où la dérision tourne à vide, quelles que soient les intentions subversives. On est alors véritablement dans le dérisoire, mais au sens de l’insignifiance :
      • Charles Péguy, Notre jeunesse : mettait déjà en garde contre  « un monde non seulement qui fait des blagues, mais qui ne fait que des blagues, et qui fait toutes les blagues, qui fait blague de tout ».
      • Gilles Lipovetsky, La société humoristique (Revue Le Débat, 1981) :
        • Lipovetsky qualifie nos sociétés d’ « humoristiques » dans la mesure ou celle-ci ont institutionnalisé le « rire de masse ». Le rire saisi aujourd’hui toutes les pans de notre société :
          • Les médias et la publicité
          • La mode, qui se veut de plus en plus parodique
          • L’art, qui depuis Marcel Duchamp
          • La politique : les meetings politique deviennent de plus en plus des exercice de stand up
        • Mais la vertu transgressive du rire disparaît dans nos sociétés dès lors que le rire devient la norme : « Paradoxalement, c’est avec la société humoristique que commence véritablement la phase de liquidation du rire »
        • Lipovetsky montre que l’humour, qui s’était progressivement lié à l’intelligence dans l’histoire, s’est aujourd’hui retourné contre elle : ainsi l’auteur avance que la généralisation du rire le plus grossier s’accompagne d’une culpabilisation croissante du rire subtile, et notamment d’une dévaluation de plus en plus importante du mot d’esprit, qu’il devient inconvenant d’effectuer en public.
  1. A l’inverse, la négation absolue du rire comme blasphème est réapparue dans la période contemporaine comme une menace de premier plan

 A contrario, la négation absolue du rire comme blasphème est réapparue de façon particulièrement inquiétante dans la période contemporaine. Le blasphème, qui se définit comme une injure faite à Dieu, s’est trouvé aboli en tant que délit en 1792 en France. Cependant, il demeure aujourd’hui une réalité et une menace pour le principe de liberté d’opinion, dans les théocraties mais aussi en France :

  • Dans de nombreux pays (et souvent dans les théocratie), le blasphème demeure une infraction, qui peut être punie de mort :
    • C’est le cas dans de nombreux pays musulmans :
      • Ainsi en Iran, suite à la publication des Versets sataniques en 1988, Ahmed Salman Rushdie est l’objet d’une fatwa de l’ayatollah Khomeini
    • C’est le cas aussi dans certains pays occidentaux :
      • Ainsi le GB reconnaît encore le délit de blasphème, en ne retenant cependant cette infraction que pour le Dieu des chrétiens. Une aubaine pour Rushdie qui vit à Londres sous protection britannique depuis 1989.
    • Pire, la pénalisation du blasphème tend aujourd’hui à gagner du terrain, même dans les institutions internationales réputées libérales et les démocraties occidentales
      • Au niveau de l’ONU :
        • Depuis 1999, l’Organisation de la Coopération Islamique, au nom des 57 qu’elle regroupe, plaide devant la commission des droits de l’homme des Nations Unies l’adjonction de la « diffamation des religions » aux dispositions fondamentales de l’ONU et chaque année, les nations de l’hémisphère Nord, soutenues par les pays d’Amérique latine et d’Afrique subsaharienne, en rejettent le principe au nom de la liberté d’expression.
        • Entre 2007 et 2009, les pays de l’OCI ont finalement obtenu l’adoption de plusieurs résolutions condamnant non plus la diffamation des religions et non plus seulement des croyants.
        • Finalement, en 2011, l’Assemblée générale de l’ONU revient sur ces résolutions, en adoptant une nouvelle résolution écartant la diffamation des religions et mettant l’accent au contraire sur la stigmatisation des croyants, conformément aux principes des Droits de l’homme défendus par les pays occidentaux
      • Au niveau national, de nombreux auteurs mettent en cause la Loi Pleven du 1er juillet 1972 sur l’incitation à la haine raciale, qu’ils accusent de réintroduire subrepticement le délit de blasphème. En effet cette loi créé les délits spécifiques d’injure, diffamation à caractère raciste ainsi que la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale. Cette loi autorise en outre des associations de défense des religions à se porter partie civile et à engager l’action publique pour faire valoir leurs droits.
        • Anastasia Colosimo, Les bûchers de la liberté : pour l’auteure, la loi Pleven témoigne d’un retour du délit de blasphème en France sous une forme nouvelle, puisque celui-ci « n’est plus condamné au regard de l’entité blasphémée mais du croyant offensé »
      • Les risques d’un retour au régime du blasphème sont apparus de la façon la plus tragique avec les attentats de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015
        • Le 7 janvier 2015, onze personnes, dont cinq dessinateurs, Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, étaient assassinés au siège de l’hebdomadaire satirique Charlie hebdo pour avoir republié une caricature de Mahomet initialement publié en 2005 dans le journal danois Jyllands-Posten, montrant Mahomet coiffé d’un turban en forme de bombe, une mèche allumée. En sortant des locaux de Charlie Hebdo, les frères Kouachi lancent : « On a vengé le prophète Mahomet ».

B. Le rire doit encore trouver sa juste place

Le rire doit trouver toute sa place, et rien que sa place, dans nos sociétés. C’est dire que le droit de rire doit à la fois être pleinement protégé, mais qu’il doit aussi être encadré. Aujourd’hui, l’encadrement juridique du rire apparaît à ce titre satisfaisant.

  1. Le rire doit trouver toute sa place

Le rire fait l’objet d’une protection juridique en tant qu’élément constitutif de la liberté d’expression consacré à l’article 11 DDHC 

  • Le législateur et le juge sont garants de la liberté de rire :
    • La Loi citoyenneté et égalité du 27 janvier 2017 a abrogé à titre symbolique le délit de blasphème, qui existait encore dans le droit local en Alsace-Moselle.
  • Législateur et juge ne sont d’ailleurs pas garants du bon goût : A ce titre, mêmes les créations les plus grossières et les plus outrancières trouvent leur place dans un régime libéral, dès lors que le rire qu’elles provoquent ne se fixe pas de façon outrageante sur un individu ou sur un groupe d’individu précis :
    • Cour d’Appel de Paris, 12 mars 2008 : Dans l’affaire des caricatures de Mahomet, le juge relaxe du directeur de la publication du journal Charlie Hebdo. Ces caricatures ne constituent pas une injure à l’égard des musulmans. Il ne s’agit pas d’une attaque personnelle et directe contre un groupe de personnes en raison de son appartenance religieuse mais de caricatures qui visent une fraction de croyants et qui dénonce celle-ci dans ces liens avec une forme potentiellement terroriste.
    • Régis Debray et Didier Leschi, La laïcité au quotidien (Article Blasphème) : rappellent que la une de Charlie Hebdo de 2008 faisant dire au prophète « C’est dur d’être aimé par des cons »n’est aucunement attaquable pénalement, du fait de l’usage de l’article indéfini « des ».
    • De même, les « œuvres » d’André Serrano (Piss Christ) ou encore de Rodrigo Garcia (Golgota picnic) sont inattaquables d’un point de vue juridique aujourd’hui;

2. Le rire demeure juridiquement encadré

Le rire est cependant juridiquement encadré, au même titre que toutes les facettes de la liberté d’expression dans les sociétés démocratiques. Aucune liberté n’est absolue. La liberté d’expression a en France des limites juridiquement reconnues :

  • En droit constitutionnel, l’article 11 DDHC selon lequel « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi»
  • En droit administratif, la liberté d’expression trouve une limite dans le principe d’ordre public, dont participe le respect de la dignité humaine :
    • Conseil d’Etat, 1995, Commune de Morsang-sur-Orge : « le respect de la dignité humaine est une composante de l’ordre public ».
    • Conseil d’Etat, Ord. 2014, SARL les production de la plume : l’arrêt portant interdiction de la tenue du spectacle « Le Mur » de Dieudonné M’Bala M’Bala comporte trois considérants principaux :
      • La dignité humaine est une composante de l’ordre public
      • Par les propos à connotation raciste et antisémite qu’il comportait, le spectacle « Le Mur » de Dieudonné porte gravement atteinte à la dignité de la personne humaine, et constitue en lui même un trouble à l’ordre public indépendamment des circonstances locales ;
      • Seule l’interdiction du spectacle permet d’y remédier.
  • Au niveau judiciaire, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse a institué les incriminations pénales de diffamation et d’injure, organisant par ailleurs avec minutie un système de droit de réponse.
    • On distingue :
      • La diffamation, définie comme toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé;
      • L’injure, elle est définie par le même article comme  toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait ;
    • Tribunal Correctionnel de Paris, 2016, Dieudonné M’Bala M’Bala : condamné à 2 mois de prison avec sursis et à 10 000 euros d’amende pour avoir, dans son spectacle La bête immonde, directement attribués aux juifs (en tant que groupe identifiable) la traite des noirs.

Conclusion/Ouverture : Si il doit faire l’objet d’une protection juridiquement forte, le rire ne trouve cependant d’utilité réelle que par sa subsidiarité au sérieux. Un rire absolu détruisant toute possibilité de sérieux risquerait de livrer celui qui s’y prête au nihilisme, voire à la bêtise enfantine.

Pour aller plus loin :

  • Une série de quatre podcasts de France Culture (Les Chemins de la philosophie) sur le rire à découvrir ici
  • Un article de Claude Stéphane Pérrin sur la vision Nietschéenne du rire, qui fait le tour du sujet, à découvrir ici

6 commentaires sur “Le rire

  1. Quel article passionnant !
    De nos jours, le rire est aussi utilisé en cours de yoga pour favoriser un bien-être car le rire déclenche la sécrétion d’endorphines qui permet d’atténuer le stress, la douleur, la tension artérielle … et permet d’augmenter la confiance en soi…! Belle journée

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