Le rôle des intellectuels

Le rôle des intellectuels

 

  • Accroche : Mallarmé, Lettre à Verlaine 1885 : exprime son refus de se mêler aux choses du monde dans une époque « d’interrègne pour le poète qui n’a point à s’y mêler ». Ce point de vue semble de nouveau partagé par les artistes depuis les années 1980, avec un « refus des engagements » souvent perçu comme un déclin des intellectuels ;
  • Définition:
    • Un intellectuel est une personne dont l’activité repose sur l’exercice de l’esprit, qui s’engage dans la sphère publique pour faire part de ses analyses, de ses points de vue sur les sujets les plus variés ou pour défendre des valeurs ;
      • Sartre définit l’intellectuel comme « des gens qui, ayant acquis quelque notoriété par des travaux qui relèvent de l’intelligence, abusent de cette notoriété pour sortir de leur domaine et se mêler de ce qui ne les regarde pas ».
  • De tout temps, l’intellectuel est un acteur majeur dans la cité. Si le terme d’intellectuel date de l’affaire Dreyfus, la réalité qu’il recouvre fut depuis Socrate. L’intellectuel exerce une fonction centrale dans la structuration même des sociétés :
    • Depuis l’antiquité, les intellectuels ont un rôle majeur auprès des élites, et des gouvernants notamment ;
    • Avec la modernité et l’apparition d’une « opinion publique » élargie et lettrée, le rôle de l’intellectuel s’est encore renforcé ;
  • Cependant, l’intellectuel est également de tout temps un acteur ambigu et contesté dans la cité :
    • Ainsi la figure de l’intellectuel est parfois associée à une forme d’académisme stérile, dont la prétention à agir sur la réalité du monde contraste avec son éloignement du « peuple » et du monde « concret » ;
    • La figure de l’intellectuel a aussi fait l’objet de crainte quant à la force déstabilisatrice qu’il peut contenir : en passant le monde au crible de sa critique, l’intellectuel tend à déstabiliser l’ordre établi ;
    • A l’inverse, l’intellectuel a pu faire l’objet d’accusations de proximité excessive avec le pouvoir, dont il est parfois accusé d’assurer la pérennité en justifiant sur le plan logique sa domination effective ;
  • Problématique : les intellectuels ont-ils toujours un rôle dans nos sociétés ?

 

I) Si le terme même d’intellectuel fut initialement mobilisé négativement, l’histoire témoigne de leur rôle fondamental dans la structuration des sociétés

A. La figure de l’intellectuel fait traditionnellement l’objet d’une forte suspicion

  1. A la fin du XIXe siècle, la figure de l’intellectuel apparaît sous une connotation fortement critique

La figure de l’intellectuel apparaît sous une connotation critique à la fin XIXe siècle, caractérisée par son éloignement du peuple et de la réalité :

  • Dans son œuvre Le siècle des intellectuels, Michel Winock retrace l’émergence de la notion d’intellectuel dans son acception moderne durant l’affaire Dreyfus. Figure du pro-Dreyfus, vilipendé par les penseurs de droite (Édouard Drumont, Maurice Barrès) qui mettent en place d’emblée les grandes critiques qui sont encore adressées aux intellectuels :
    • Caste nobiliaire éloignée du peuple et de la réalité ;
    • Vanité et immoralité ;
    • Mépris pour la « vile foule », et refus d’adhésion à la pensée instinctive et naturelle :
      • Barrès, Oeuvres: (chapitre: Les intellectuels ou logiciens de l’absolu« Rien n’est pire que ces bandes de demi-intellectuels. Une demi-culture détruit l’instinct sans lui substituer une conscience. Tous ces aristocrates de la pensée tiennent à afficher qu’ils ne pensent pas comme la vile foule. On le voit trop bien. Ils ne se sentent plus spontanément d’accord avec leur groupe naturel et ils ne s’élèvent pas jusqu’à la clairvoyance qui leur restituerait l’accord réfléchi avec la masse »

Ces attaques réinvestissent en fait la crainte traditionnellement inspirée par les philosophes, les artistes et les gens de lettre, en tant que facteurs de désordre. La critique de l’intellectuel comme facteur de désordre inutile est ancienne :

  • Dès l’Antiquité, le terme d’intellectuel n’existe pas, mais les « philosophes » et les poètes ont un rôle majeur dans l’organisation de la cité :
    • Platon, La République: indique que face à la venue devant les portes de la Cité Idéale d’un artiste de talent, celle-ci ne devrait pas manquer de le féliciter et de le « couronner de laine », mais pas non plus de l’éloigner vers une autre cité. Ainsi il écarterait Homère de la cité, parce que la métaphysique platonicienne dévalorise le sensible au détriment de l’intelligible (l’œuvre n’est dès lors qu’une copie de la copie, une illusion au carré), mais aussi parce que l’artiste est consubstantiellement facteur de désordre : «  Nous exigerons un poète plus austère et moins plaisant, et un raconteur d’histoires utiles, qui proposerait ses discours selon ces modèles que nous avons prescrits dans nos lois dès l’origine »
  • Cette critique s’est trouvé appliquée aux « gens de lettre » qui apparaissent en Europe au XVIIIe siècle avec l’émergence d’une opinion publique éclairée européenne, et dont la caractéristique est de tirer leur revenus de leur plume et de leurs opinions. Cette figure de l’intellectuel engagé mais dénué de tout contact avec la masse, abordant les grandes questions politiques et sociales dans l’intimité de son cabinet est largement dénoncée :
    • Tocqueville, L’ancien régime et la Révolution  (Chapitre : Comment, vers le milieu du XVIIIe siècle, les hommes de lettres devinrent les principaux hommes politiques du pays, et des effets qui en résultèrent) dénonce cette figure du lettré engagé, qui fait de la « politique abstraite et littéraire » :
      • Il dénonce « l’attrait pour les théories générales, les systèmes complets de législations, et l’exacte symétrie dans la loi au mépris des faits existants ».
      • Il dénonce surtout l’influence démesurée de ces lettrés abstraits : « la vie politique fut violemment refoulée dans la littérature, et les écrivains, prenant en main la direction de l’opinion, se trouvèrent un moment tenir la place que les chefs de partis occupent d’ordinaire dans les pays libres » 

Cette critique est parfois partagée par les gens de lettres et les artistes eux-mêmes, qui rejettent la figure de l’intellectuel et préfèrent s’extraire de tout rôle social et se donner à l’art pour l’art :

  • Peut-être en réaction à la place prépondérante qu’ont prétendue prendre les « gens de lettres » du XVIIIe siècle, émerge au XIXe la figure nouvelle de l’artiste « désengagé », qui s’extrait volontairement de tout devoir de nature sociale et politique. La tendance est clairement visible chez une partie des écrivains romantiques, qui revendiquent une certaine distance par rapport au temps présent :
    • Baudelaire, L’art romantique: « La poésie n’a d’autre but qu’elle même »

 

  1. Au XXe siècle, la montée en puissance des idéologies a fait apparaître une nouvelle dérive liée à la partialité et à la collusion des intellectuels avec le pouvoir

Le « siècle des idéologies » a fait apparaître le risque d’une « trahison des clercs ». Le XXe siècle est Le siècle des idéologies selon l’ouvrage éponyme de Jean-Pierre Faye. En effet, le XXe siècle a vu la domination du monde par les idéologies, donc par des systèmes prédéfinis d’idées à partir desquelles la réalité est analysée, par opposition à une connaissance intuitive de la réalité sensible perçue. L’expansion des idéologies a conduit aux dérives majeures du Siècle des excès, dont notamment les deux totalitarismes qu’ont été le communisme soviétique et le nazisme. Dans cette dérives, les intellectuels sont apparus comme des acteurs de premiers plans, dans la mesure où nombre d’intellectuels « engagés » ont servi la domination de ces idéologies, et in fine les désastres auxquels elles ont mené :

  • Julien Benda, La trahison des clercs, 1927 : À une époque où de nombreux intellectuels et artistes se tournaient vers la politique et les idéologies, Julien Benda leur reproche de se détourner des valeurs cléricales, c’est-à-dire la recherche du beau, du vrai, du juste, qui sont pour lui statiques et rationnelles. Il reproche particulièrement aux écrivains « engagés » de prétendre servir ces valeurs (le vrai, le juste) alors qu’ils servent une idéologie. C’est en cela que consiste leur « trahison » : ils tiennent un discours qui se veut désintéressé et rationnel, alors que celui-ci est fondé sur des émotions idéologiques. A l’opposé de ces nouvelles figures travestie de l’intellectuel, il défend la figure traditionnelle du clerc, adepte de l’activité libre et désintéressée qu’est le simple exercice indépendant de la raison.
  • Raymond Aron, L’opium des intellectuels : voit lui aussi une trahison et une dégradation du rôle du l’intellectuel dans l’idéologie, opium des intellectuels qui désamorce l’intérêt critique de leurs oeuvres. La vocation de l’intellectuel à l’universel est trahie par l’adhésion à une quelconque idéologie. Aron s’attaque notamment à l’idéologie communiste en démystifiant l’idolâtrie de l’histoire qui finalement aboutit à l’aliénation des intellectuels.

Les intellectuels sont en outre soupçonnés de collusions avec le pouvoir :

  • Antonio Gramsci, Carnets de prison : chaque classe sociale sécrète son groupe d’intellectuels organiques qui lui permet ensuite de prendre conscience de son identité en légitimant ses attentes et ses revendications, en formulant un projet historique ou des perspectives d’avenir. Gramsci considère que les intellectuels se définissent surtout par ce rôle de direction technique et politique qu’ils jouent au sein de la société : « Tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d’une fonction essentielle dans le monde de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique »; 
  • Paul Nizan, Les chiens de garde : Dans une logique marxiste, Nizan émet une critique féroce des philosophes de son temps (Bergson, Émile Boutroux…), qui sont selon lui les « chiens de garde » de l’idéologie bourgeoise. En effet, ceux-ci produisent une pensée idéaliste et déconnectée, qui refuse de s’abaisser aux vértiables problèmes de leur époque (début du XXe siècle) que sont selon Nizan les conditions de vie déplorables des prolétaires et l’exploitation de ces derniers par la classe bourgeoise. Par là, les philosophes contribueraient consciemment non à justifier et donc à perpétuer les inégalités sociales, au profit utilme du politique:
    • « Il est temps de dire que la philosophie bourgeoise peut simplement produire des déclaration verbales, mais travaille réellement contre les grandes fins qu’elle prétend poursuivre »
    • « La philosophie est en fuite. Elle n’est jamais là où on aurait besoin de ses services. Elle est, ou plutôt paraît, démissionnaire. Il faudra même parler d’abandon de poste, de trahison ».

 

B. L’histoire montre cependant que les intellectuels ont de tous temps joué un rôle salvateurs dans les sociétés, en structurant et en mobilisant les opinions

  1. De tous temps, les intellectuels ont été une force agissante sur les sociétés en faveur du bien commun, quitte parfois à déranger les autorités en place

Le choix de s’engager dans les affaires de tous n’est pas propre aux philosophes et écrivains du XIXe et XXe siècle :

  • Dans l’antiquité déjà, la tradition socratique du philosophe présent dans la cité:
    • Platon, Apologie de Socrate:
      • Socrate est la figure même du gêneur qui met en question les fondements (religieux notamment) de la cité, obligeant à une réflexion sur des matières qui relevaient de la certitude et du dogme ;
      • Socrate est aussi viscéralement attaché à la cité et au bien commun, et ne pense pas pour lui-même mais en direction de la collectivité : condamné à boire la ciguë pour corrompre la jeunesse et pour ne pas croire aux Dieux auxquels se voue la cité, Socrate accepte une mort qu’il considère comme injuste au nom de l’idéal supérieur de la cité ;
    • Au Moyen-Âge, la figure du maître d’école symbolise la fonction de transmission de savoirs de l’intellectuel vers l’opinion :
      • Jacques le Goff, Les intellectuels au Moyen âge, 1957 : met en avant l’existence d’un milieu intellectuel au Moyen-Âge, et l’émergence d’une figure particulière de l’intellectuel qui s’incarne dans le maître d’école. Ayant pour activité exclusive de penser et d’enseigner sa pensée, le maitre d’école se distingue par la jonction qu’il établit entre d’une part une pensée personnelle, longuement mûrie dans l’intimité, et le contact avec la foule éclairée par le biais de son activité professorale qui lui évite l’égarement. Le Goff identifie les conditions propres à l’émergence de cette figure de l’intellectuel au Moyen-âge:
        • La révolution urbaine qui touche l’Occident au Xe et XIIIe siècle ;
        • L’apparition du maître d’école qui contrairement aux clercs, consacre l’intégralité de son temps à la réflexion et à l’enseignement : il se définit donc par une certaine autonomie au regard des pouvoirs à la fois religieux et politique ;
        • L’apparition des universités, avec la Sorbonne dont le premier bâtiment est achevé en 1253.
  • A partir des Lumières, la figure de l’intellectuel éclairé prenant à partie l’opinion éclairée s’impose comme un contre-pouvoir majeur face aux puissances étatiques :
    • La figure emblématique est ici Voltaire :
      • Voltaire, Dictionnaire philosophique (Article Gens de lettres) : caractérise les gens de lettres doublement : ils tentent d’enseigner un « chemin nouveau », et pour ce faire choisissent de descendre « dans l’arène » ;
      • Voltaire, Traité sur la tolérance, 1763 : L’engagement de Voltaire pour la tolérance dans le cadre de l’affaire Calas est emblématique. En 1761, Jean Calas, marchand protestant de Toulouse, trouve son fils suicidé chez lui. Accusé d’avoir tué son fils pour empêcher une éventuelle conversion au catholicisme, Jean Calas est condamné à mort. Avec son Traité et l’impact qu’il eut sur l’opinion publique française et européenne, Voltaire obtient la révision du procès, qui sera effectivement cassé par le conseil du roi qui déclare Calas innocent et réhabilite sa mémoire.
    • Victor Hugo, romancier et poète reconnu et élu à la chambre des pairs dès les années 1830, entend affirmer la « fonction du poète »:
      • Victor Hugo, Fonction du poète, les rayons et les ombres« Peuples ! Ecoutez le poète, écoutez le rêveur sacré ; Dans votre nuit sans lui complète ; lui seul a le front éclairé »
      • Victor Hugo est à ce titre exemplaire, usant durant son exil contre le second Empire de Louis Napoléon Bonaparte tous les genres littéraires à sa portée, alternant le pamphlet (Napoléon le petit), l’évocation pathétique des victimes (Souvenir de la nuit du Quatre), ou encore le rire :« Prince qu’aucun de ceux qui lui donnent leur voix ne voudrait rencontrer le soir au fonds d’un bois »
  • L’intellectuel dreyfusard, à l’image de Zola écrivant son J’accuse dans l’Aurore en 1898, ne s’exprime pas pour lui-même mais en direction de l’opinion et à son intention :
    • La pétition, instrument privilégié par ces intellectuels, est révélateur : il fait passer de l’expression d’opinions individuelles à l’expression d’opinions collectives.
    • Le premier « Manifeste des intellectuels » proclame en 1898 « le droit au scandale, le droit de se liguer pour donner plus de force à sa protestation ».
  1. La figure de l’intellectuel engagé au nom du bien commun et de la vérité s’est imposée au XXème siècle

Le XXe siècle, qui s’engage avec l’affaire Dreyfus, est bien « Le siècle des intellectuels », au cours duquel Michel Winock (dans Le siècle des intellectuels) distingue trois grandes figures qui marqueront leurs époques : Barrès, Gide et Sartre. L’apparition de la figure moderne de l’intellectuel est liée à celle de l’opinion publique française voire européenne qui émerge comme acteur politique à part entière : l’intellectuel n’est rien sans ce destinataire qu’il alerte, dont il provoque la réaction et entretient le sens de l’indignation :

  • André Gide (1869-1951) se présente lui-même comme un « inquiéteur », rôle qu’il endossera effectivement à plusieurs reprises en dénonçant la colonisation (Voyage au Congo), ou la réalité du système soviétique (Retour d’URSS).
  • Jean-Paul Sartre incarne l’intellectuel engagé :
    • Sartre a théorisé l’engagement littéraire :
      • Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, 1948 : Sartre soutient que la littérature ne peut tout simplement pas prétendre à ne pas dire, donc qu’elle engage nécessairement un point de vue sur le monde : « l’écrivain engagé sait que la parole est action ; il sait que les mots sont des pistolets chargés. S’il parle, il tire ». L’artiste, et plus spécifiquement l’écrivain est « embarqué ». Selon la théorie de l’engagement, l’engagement est inhérent à la littérature, et puisque la littérature se mêle des significations, elle agit puisque « nommer c’est agir ». Être engagé pour Sartre, c’est donc avant tout être conscient du pouvoir de la parole ;
    • Sartre s’est lui même engagé tout au long de sa vie:
      • Sartre, Préface des Damnés de la terre de Franz Fanon : dénonce la colonisation ;
      • Le Manifeste des 121, titré « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », est signé par des intellectuels, universitaires et artistes et publié en 1960 dans le magazine Vérité-Liberté. Selon ses propres termes, il cherche à informer l’opinion française et internationale du mouvement de contestation contre la guerre d’Algérie. Les 121 y critiquent l’attitude équivoque de la France vis-à-vis du mouvement d’indépendance algérien, en appuyant le fait que la « population algérienne opprimée » ne cherche qu’à être reconnue « comme communauté indépendante ».

Aujourd’hui, la figure de l’intellectuel est difficilement dissociable de la démocratie.

  • En témoigne, par la négative, le rôle qu’ont joué et que jouent encore les intellectuels dissidents dans les Etats autoritaires ou totalitaires :
    • Soljenitsyne en URSS : Une journée d’Ivan Denissovitch (1962) ;
  • En témoigne aussi par la positive le rôle de contrôle et d’approfondissement de la démocratie dans les pays avancés ou les intellectuels contribuent à une forme de vigilance :
    • Mis en place à la suite des émeutes du 6 février 1934, le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA), regroupait des intellectuels francophones de gauche décidés à s’opposer à la montée du fascisme en France comme en Europe. Fondé par plusieurs intellectuels dont Alain, le comité comptait parmi ses membres des personnes aux convictions diverses, dont Malraux, Paul Nizan, mais aussi le groupe des surréalistes derrière André Breton. 

Ce rôle salvateur leur vaut d’ailleurs souvent le respect des autorités en place, même lorsque leur action va à leur encontre :

  • Lorsque Sartre fut identifié par les services d’Etat français comme un porteur de valises dans le cadre de la guerre d’Algérie, de Gaulle a écarté son arrestation, jugeant : «On n’arrête pas Voltaire ».

 

II) Aujourd’hui, le double constat paradoxal d’une omniprésence des intellectuels et d’une diminution de la qualité de leurs productions appelle à favoriser les conditions d’un renouveau intellectuel

A. Aujourd’hui s’impose le constat paradoxal d’une omniprésence des intellectuels et d’une diminution de la qualité de leur production

  1. Saisie par les nouveaux médias de masse, la parole des intellectuels est à la fois quantitativement diffusée à outrance, et qualitativement dévaluée

Avec le développement des « médias de masse » (radio, télévision et internet), les intellectuels disposent de moyens nouveaux pour diffuser leurs messages. Cependant, les contraintes médiatiques qui pèsent sur les intellectuels tendent à entrainer une diminution de la qualité de leurs productions :

  • Régis Debray, Le pouvoir des intellectuels en France, 1979 : le médiologue s’attache à montrer la mesure de l’apparition des nouveaux médias (télévision et radio) sur le pouvoir des intellectuels :
    • Selon Debray, le pouvoir des intellectuels dépend directement du progrès technique et des moyens de communication qui en résultent:
      • À ce titre, l’apparition des nouveaux médias modifie radicalement le rôle et le pouvoir de l’intellectuel, dans le sens où les intellectuels sont aujourd’hui entièrement soumis à ces derniers. Des hommes de pensées doivent se soumettre à des règles de rapidité d’exposition et d’apparence manifestement incompatibles avec la subtilité et la finesse de leur raisonnement ;
    • En outre selon l’auteur : « Les médias commandent à l’édition, qui commande à l’université »: en effet le succès d’un ouvrage est aujourd’hui largement conditionné par son exposition médiatique ; par suite, un succès médiatique emporte de fortes ventes de l’ouvrage, qui ouvre à son auteur les portes de l’Université.
      • Ce nouveau système favorise l’apparition de « gros bonnets d’aujourd’hui », à la fois producteurs de livres, titulaires d’une charge d’enseignement, responsables dans une maison d’édition et membres d’une équipe de rédaction ;
    • Ce système se traduit mécaniquement selon l’auteur par une profonde diminution qualitative de la production intellectuelle : les normes et valeurs académiques sont progressivement abandonnées au profit de la seule prise en compte du nombre d’achats et de l’audimat.

 

  1. Aujourd’hui, certains voient dans ces évolutions l’annonce d’une « fin des intellectuels »

Aujourd’hui, certains voient dans ces évolutions l’annonce d’une « fin des intellectuels » :

  • Pierre Nora, Adieu aux intellectuels ? (Revue Le Débat, 2000) : la figure même de l’intellectuel est menacée par la conjonction de deux évolutions :
    • L’effondrement de la culture classique du fait notamment de la spécialisation de plus en plus importantes des « chercheurs »
    • L’impérialisme des médias : l’ordre médiatique, dans sa toute-puissance, est venu opérer une redistribution des rôles :
      • Il impose aux intellectuels ses lois, son rythme, ses contraintes ; il en altère la nature et en bouleverse l’économie ;
      • Il dépouille les intellectuels de leur magistrature traditionnelle de directeurs de la conscience collective et assume, pour le grand public, le rôle qui était le leur autrefois ; il les force à se redéfinir ;
    • Nora conclut : « On peut aujourd’hui, et du même souffle, pleurer la mort de l’intellectuel et déplorer la prolifération de l’espèce ».
  • Régis Debray, F, suite et fin : Debray analyse la mort progressive de la figure de l’intellectuel à travers le glissement progressif de l’intellectuel à travers trois figures :
    • L’IO (Intellectuel originel) qui désigne l’intellectuel sous sa forme originelle, tel qu’il est apparu avec l’affaire Dreyfus : il reprend la tradition des philosophes des Lumières, l’écrivain se donnant aussi comme objectif rendre la Raison populaire, de tisser les liens entre le Savoir et l’Opinion ;
    • L’IF (intellectuel Français) qui désigne le modèle de l’intellectuel engagé qui s’est développé tout au long du XXe siècle : L’I.F. qui a un projet d’influence, un pouvoir sur les hommes par les mots et les idées par le biais de ce qu’il publie ;
    • Puis l’IT (Intellectuel Terminal), qui se développe à partir des années 1970 et tend à se généraliser depuis les années 2000, incarne l’intellectuel médiatique. Celui-ci est avant tout un marchand, professionnel de la communication, soumis à l’instantanéité propre aux médias. Il est aussi un procureur, qui ne s’attache pas à comprendre mais d’emblée à émettre un jugement face à un fait, jugement qui s’accorde systématiquement avec l’opinion dominante. De sorte que l’intellectuel se retourne contre sa fonction initiale consistant à éclairer.

B. Face à ce constat, il convient probablement de favoriser les conditions d’un renouveau intellectuel

  1. L’intellectuel est probablement à réinventer

La « disparition des intellectuels » appelle aujourd’hui probablement à réinventer ce concept :

  • Marcel Gauchet, L’intellectuel à réinventer (Le Figaro, 2003) :
    • Il y a tout lieu de penser que la figure de l’intellectuel, née dans les dernières années du XIXe siècle, n’est plus d’actualité en ce début du XXIe siècle. Les intellectuels médiatiques, qui ont pris la relève de ces glorieux devanciers quelque peu démodés, sont aujourd’hui avant tout une variété d’animateurs du spectacle, qui dispose d’un prestige médiatique mais d’aucune autorité intellectuelle réelle ;
    • Selon Gauchet, ce qu’il faut retrouver, ce n’est pas le personnage de l’intellectuel, mais l’intellectualité qui passait par lui. C’est-à-dire l’intelligence de la vie sociale qui se cherchait au travers de lui ;
    • Pour l’auteur, la perpétuation de l’intelligence collective doit passer par une nouvelle culture de la confrontation : ce dont l’espace public a besoin aujourd’hui, c’est d’une version exigeante du pluralisme démocratique. La contradiction des points de vue et l’ouverture des choix sont la règle : aux intellectuels de leur donner à la fois un contenu rigoureux et un langage pertinent ;
    • Ici Gauchet soulève deux écueils à éviter : le problème est de trouver une forme pour cette vie intellectuelle qui soit capable d’assurer son indépendance par rapport aux appareils politiques qui consomment les idées et par rapport aux médias qui les diffusent:
      • Les partis sont le débouché normal de la réflexion publique, mais ils ne peuvent en être les commanditaires.
      • Les médias sont des instruments de transmission nécessaire, mais ils ne peuvent dicter leur loi.
  1. Il revient aux pouvoirs publics de favoriser les conditions d’un renouveau intellectuel

Il revient aux pouvoirs publics de favoriser les conditions d’un renouveau intellectuel

  • Les intellectuels doivent disposer de la liberté nécessaire pour agir en toute indépendance :
    • Article 11 de la DDHC : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » ;
    • La liberté de presse, garantie en France depuis la loi du 29 juillet 1881, est particulièrement nécessaire.
  • Un soutien public mesuré et équitable est nécessaire pour que les intellectuels conservent les moyens d’exposer leurs pensées et leurs œuvres, par le biais de l’écrit imprimé qui reste la meilleure façon d’exprimer une idée complexe :
    • Le soutien à la presse et aux livres papiers est d’autant plus nécessaire que la télévision, devenue le vecteur principal de communication et diffusion, est manifestement de plus en plus inadaptée à l’exposition de messages intellectuels ;
    • Dès lors un soutien ciblé et équitable de l’Etat est nécessaire :
      • La loi du prix unique sur les livres de 1981 a permis de maintenir un vaste réseau de librairie ;
      • Le soutien financier de l’Etat à la presse est nécessaire, mais doit être compatible avec son indépendance, donc doit passer par des Autorité Administrative Indépendante : Le soutien financier passe par un ensemble d’avantages fiscaux ou postaux accordés sans discrimination par une AAI (Commission paritaire des publications et des agences de presse) : aides publiques à la presse, qui représentent au total environ 1 
Md d’euros (taux réduit de TVA, fonds d’aides, tarifs postaux préférentiels, les 
vendeurs colporteurs ont un régime spécial)

Conclusion/ouverture : Présenter la fonction des intellectuels, c’est aussi en accepter les limites :

  • Dans un entretien au Monde, Sartre affirme en 1964 : « En face d’un enfant qui meurt, la Nausée ne fait pas le poids ».
  • Theodor Adorno : « Après Auschwitz, il est impossible d’écrire un poème »

 

Pour aller plus loin :

  • Ici une vidéo de Régis Debray (auteur de I.F suite et fin) où il met en avant un argument puissant expliquant le déclin des intellectuels : le passage d’une civilisation de l’écrit (la « graphosphère ») à une civilisation de l’image (la « vidéosphère ») et de l’internet (la « numérosphère ») qui oblige les intellectuels à passer par de nouveaux canaux et à devenir en quelques sortes des showmen. Le déclin des intellectuels est donc lié au déclin de l’imprimé comme vecteur d’influence.
    • On note quelques pépites très debrayennes :
      • « Pour être reconnu comme quelqu’un de véritablement sérieux, il faut aujourd’hui passer chez Ruquier le samedi soir, car vous toucherez beaucoup de monde et votre livre sera vendu à 20 000 exemplaires, même si c’est le bottin ».
      • « Les fabrique d’opinions ne passent plus par les bibliothèques mais par la communication, c’est-à-dire un agencement de tromperies efficaces ».
  • Ici une vidéo France culture dans laquelle Christian Salmon (chercheur) analyse la décadence contemporaine de la figure de l’intellectuel en mettant en avant quatre explications principales :
    • Les intellectuels contemporains n’ont plus de champ de compétence ;
    • La légitimité des intellectuels contemporains reposent essentiellement sur leur médiatisation. Ce sont des intellectuels qui s’autorisent non pas de leur œuvre ou de leurs diplômes, mais de leur capacité à provoquer des polémiques, c’est extrêmement dangereux ;
    • Leur engagement est de plus en plus confus du fait de l’affaiblissement du clivage droite/gauche ;
    • Leur nom dépasse leur œuvre, alors que traditionnellement l’oeuvre dépassait le nom des intellectuels qui en étaient les auteurs. C’est une logique de construction de notoriété dans le champ intellectuel semblable à la construction de l’image d’un sportif ou d’un acteur.

6 commentaires sur “Le rôle des intellectuels

  1. Super article, très complet et très intéressant. Un sujet brûlant qui mérite, en effet, réflexion. Moi-même; lorsque j’interview des auteurs pour mon blog, je pose souvent cette question: quel rôle attribuez-vous aux romanciers, aux écrivains? C’est à mon sens une question fondamentale très complexe, à laquelle les réponses apportées sont aussi complexes et intéressantes, en tout cas qui porte à réfléchir…

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  2. Très intéressante analyse – merci – un autre merci pour l’abonnement à mon blog !

    Le mot du Général de Gaulle qui était lui-même un intellectuel issu d’une famille de lettrés – est superbe.
    Savait-il que Sartre avait poussé l’indignité jusqu’à salir le tombeau de Chateaubriand sur le Grand Bé, devant Simone de Beauvoir qui l’a rapporté …

    amicalement

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  3. La réflexion des Frères Goncourt alors qu’ils devaient faire face au début de leur carrière à un procès sous le prétexte d’  » atteinte aux bonnes moeurs  » :

     » Il y a quelquefois chez les hommes du pouvoir des haines instinctives contre les âmes libres  »

    ( Journal de la vie littéraire )

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