Faut-il aimer sa nation?

Faut-il aimer sa nation?

 

  • Accroche : « La nation, c’est ce qu’on aime » déclarait Ernest Renan lors de sa conférence prononcée en 1882 à la Sorbonne « Qu’est-ce qu’une nation ? ». Aujourd’hui pourtant, tous les discours dominants (régionalistes, européistes, planétaires, pacifistes, écologistes) s’accordent pour critiquer l’idée de nation, à tel point que le philosophe Pascal Bruckner a publié en 2008 un article intitulé « Faut-il aimer sa patrie ? » dans la revue Le meilleur des mondes.

 

  • Définitions :
    • Le terme de nation vient du latin natio, qui signifie naissance.
      • La nation se définit un comme l’ensemble des êtres humains vivant dans un même territoire, ayant une communauté d’origine, d’histoire, de culture, de traditions, parfois de langue, et constituant une communauté politique ;
      • Le terme de nation est proche du terme de patrie, qui vient du latin Pater (« père »). La patrie est la terre des ancêtres, le pays d’où l’on est originaire et qui nous est cher.
  • À la suite de la patrie, la nation s’est imposée à partir du XVIIIe siècle comme le cadre principal de représentation et d’appartenance collective :
    • Le concept de nation s’est imposé à partir du XVIIIe siècle à travers le modèle de l’État-Nation ;
    • L’ordre international fondé au XXe siècle à travers la SDN puis l’ONU repose tout entier sur le concept de souveraineté nationale ;
  • Aujourd’hui cependant, cet échelon apparaît fortement remise en cause sous l’influence de multiples évolutions, de sorte que la Nation est aujourd’hui reléguée au rang de notion dépassée, amenée à s’effacer au profit de cadres plus pertinents, à la fois infranationaux et supranationaux.
  • Problématique : la nation est-elle encore un horizon indépassable de notre temps ?

 

I) Après s’être imposé comme représentation collective de référence à partir du XVIIIe siècle, le cadre national est aujourd’hui remis en cause

A. Le concept de nation s’impose à la fin du XVIIIe siècle, selon une conception ouverte en France

  1. Si l’amour de la patrie est de tout temps, le concept de nation ne s’impose vraiment qu’à la fin du XVIIIe siècle

Alors que la notion de patrie apparaît dès l’Antiquité, le concept de nation ne s’impose véritablement qu’à partir de la Révolution Française :

  • Le patriotisme apparaît dès l’Antiquité. Les manifestations du patriotisme sont aussi anciennes que nombreuses, ce qui a conduit certains auteurs à estimer que le patriotisme était naturel puisqu’il correspond au besoin de chacun d’une forme d’enracinement pour fonder sa propre identité :
    • Homère, L’Iliade et l’Odyssée: Dans l’Iliade, Ulysse doit quitter sa terre d’origine, l’Ithaque, pour la guerre de Troie. Mais dans l’Odyssée, de multiples péripéties l’empêchent de regagner son royaume, et il ne pourra retrouver sa femme Pénélope et son fils Télémaque que vingt ans après son départ.
      • Le passage d’Ulysse sur l’île de la nymphe Calypso est révélateur, puisque Ulysse refuse les avances de la nymphe (qui lui promet la jeunesse éternelle) pour rejoindre sa patrie, porté par le désir de retrouver ses racines.
    • « Dulce et decorum est pro patria mori » (il est doux et glorieux de mourir pour sa patrie) proclamait Horace dans ses Odes.
  • Le concept de nation ne s’impose cependant véritablement qu’à partir de la Révolution en France:
    • La nation devient le cadre de la souveraineté à travers le concept de « souveraineté nationale » consacré par la Révolution :
      • La Révolution a longtemps hésité entre le principe de « souveraineté nationale » et celui de « souveraineté populaire » :
        • La « souveraineté populaire » implique que la souveraineté appartient à l’ensemble des individus qui composent la nation (le Peuple), de sorte que chaque citoyen détient une fraction de cette souveraineté.
          • Rousseau, Le contrat social, 1762 : Rousseau est le grand défenseur du concept de souveraineté populaire: « si l’État est composé de dix mille citoyens, chaque membre de l’État a la dix millième de l’autorité souveraine ».
            • Ce concept l’amène à exclure le principe de démocratie représentative au profit de la démocratie directe, où les citoyens légifèrent directement sans passer par le biais de représentants politiques : « la puissance législative appartient au peuple, et ne peut appartenir qu’à lui » ;
          • A l’inverse, la « souveraineté nationale » implique que la souveraineté appartient non pas à la somme des individus qui composent la nation, mais à la nation comme entité collective, abstraite et indivisible :
            • Sieyès, Qu’est-ce que le tiers état ? : Sieyès a conceptualisé la notion de souveraineté nationale, qui lui permet d’exclure la démocratie directe au profit de la démocratie représentative, puisque la souveraineté n’appartient pas à chaque citoyen mais à la nation en tant qu’entité abstraite.
          • Aujourd’hui, le principe de souveraineté nationale semble l’avoir emporté de facto sur celui de souveraineté populaire (puisque notre démocratie est représentative et ne comporte pas de mandat impératif), mais la Constitution du 4 octobre 1958 mêle encore parfois les deux notions :
            • L’article 3 de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose ainsi que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ».
          • La nation s’impose comme le cadre principal d’appartenance collective et permet, voire impose l’émancipation des individus vis-à-vis des identités locales, que la République combat parfois par la force :
            • Ainsi l’école républicaine diffuse l’imaginaire national et lutte contre les particularismes régionaux qui divisent le territoire :
              • Sous la IIIe République, les instituteurs luttent contre les langues régionales (les patois) par le système du « signal » qui repose sur la délation : les élèves étaient encouragés à dénoncer tout camarade qui parlerait en patois au sein de l’école. Celui-ci se voyait remettre un signal (un bout de bois généralement). Au bout d’un certain nombre de signalements, l’élève était puni.
            • La nation s’impose enfin comme le nouveau cadre de l’exaltation patriotique et de la lutte guerrière. À partir de la Révolution, le sacrifice pour la nation est valorisé voire même imposé :
              • L’engagement militaire est d’abord valorisé :
                • En 1792, face à la coalition d’États qui menacent la France à ses frontières, l’Assemblée législative proclame « la patrie en danger » et demande à tous les volontaires d’affluer vers Paris ;
              • Puis il est imposé :
                • En 1793, la Convention décide la « levée en masse » (obligatoire cette fois) de 300 000 hommes, pris parmi les célibataires ou veufs de 18 à 25 ans, puis de 25 à 35 ans ;
                • La loi Jourdan-Delbrel de 1798 instaure le service militaire obligatoire permanent :
                  • L’article premier de la loi Jourdan énonce : « Tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie ».
                  • La loi Jourdan oblige tous les jeunes gens entre 20 et 25 ans à s’inscrire sur les registres communaux pour faire face à la menace d’une deuxième coalition européenne. Cette « conscription » a pour objet de faciliter une levée en masse.
  • À partir du XIXe siècle, le modèle de l’État-Nation se développe comme modèle majoritaire d’organisation politique dans le monde, avec la superposition de l’Etat comme ordre juridique et comme appareil administratif, et de la nation comme référence identitaire :
    • Dans certains cas, l’État précède la nation : c’est le cas de la France ;
    • Dans d’autre cas, le sentiment national précède la mise en place de l’État : c’est le cas en Italie et en Allemagne ;
  • Au XXe siècle, le principe de souveraineté nationale s’impose comme la base du nouvel ordre international imposé par la Société des Nations (SDN) puis l’Organisation des Nations Unies : c’est bien le terme de nation qui est à chaque fois employé.

 

  1. Le concept de nation est en réalité pluriel

On oppose traditionnellement deux grandes conceptions de la Nation :

  • Une conception objective (dit « modèle allemand »), où la nationalité est comprise comme le résultat de faits objectifs :
    • Herder, Une nouvelle philosophie de l’histoire, 1774 : avance que le « volk », (le « peuple ») défini de façon objective et raciale, sécrète dans l’histoire le « Volksgeist », donc une « âme » propre et cohérente, défini parfois comme le « génie » d’un peuple ;
    • Fichte, Cinquième discours à la nation allemande 1807 : conçoit la nationalité allemande comme le produit de faits objectifs multiples :
      • La langue ;
      • La race ;
      • L’histoire commune ;
      • Une géographie cohérente ;
      • Il ajoute le rejet des lumières.
  • La conception abstraite et subjective  (dit « modèle français ») s’est formée dans le contexte des suites de la défaite de Sedan de 1870 et d’une polémique entre les universitaires allemands et français sur la question de l’appartenance de l’Alsace-Lorraine à la France ou à l’Allemagne :
    • Fustel de Coulanges, L’Alsace est-elle allemande ou française ? Réponse à M. Mommsen, 1872 : Alors que l’historien allemand de l’Antiquité Théodore Mommsen avait justifié en 1871 le rattachement de l’Alsace-Lorraine par une série d’arguments savants tirés de l’histoire, de la linguistique et du droit médiéval, un autre historien de l’Antiquité, Fustel de Coulanges rétorque: «  Ce qui distingue les nations, ce n’est ni la race, ni la langue. Les hommes sentent dans leur cœur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances. Voilà ce qui fait une patrie. La patrie, c’est ce qu’on aime ».
    • Ernest Renan Qu’est-ce qu’une nation ? , 1882 : Renan défend lui aussi cette thèse :
      • Il commence par rechercher un « fait tangible » ou objectif dont la Nation peut procéder, pour tous les écarter :
        • La race pure est une chimère ;
        • La langue invite à se réunir mais n’y oblige pas (Renan prend l’exemple de la Suisse et de la France) ;
        • La religion est devenue une « chose individuelle » ;
        • Une Nation n’est pas une simple communauté d’intérêts dépourvue d’attaches sentimentales : « une Nation n’est pas un Zollverein » (union douanière qui a précédé en Allemagne l’unification politique) ;
      • Renan en déduit qu’une nation est « une âme, un principe spirituel, un plébiscite de tous les jours ».
      • Cette conception abstraite et subjective de la nation renforce la tradition d’ouverture de la France aux étrangers, dans la mesure où être français, c’est adhérer aux idéaux universalistes français.

B. Toutefois, le cadre national est aujourd’hui concurrencé et critiqué

  1. La nation est concurrencée par l’émergence de nouveaux cadres d’organisation collective et par de nouveaux attachements

Le cadre national est aujourd’hui concurrencé par de nouveaux attachements et de nouvelles ferveurs, au point d’apparaître parfois comme une forme archaïque de communauté politique :

  • La nation est concurrencée par le bas, avec l’affirmation au niveau infranational des particularismes régionaux:
    • Les particularismes régionaux :
      • Le mouvement de décentralisation s’accentue en France au point que le principe de libre administration des collectivités territoriales, affirmée par la loi du 2 mars 1982, est consacrée à l’article 72 de la Constitution  depuis révision constitutionnelle du 28 mars 2003 ;
      • Les régionalismes tendent à s’affirmer de façon de plus en plus autonomistes, voire indépendantistes en Europe :
        • Les exemples sont nombreux, à l’image de l’indépendantisme de la Nouvelle Alliance Flamande en Belgique, de la Ligue du Nord (Lombardie et Vénétie) en Italie, des nationalismes Basque et Catalan en Espagne, ou de l’Irlande du Nord au Royaume-Uni ;
        • La France n’échappe pas aux régionalismes qui se développent en métropole (en Corse notamment) et en outre-mer (l’indépendantisme kanak n’a essuyé qu’une défaite partielle lors du référendum du 4 novembre 2018 sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie puisque le « non » ne l’a emporté qu’à 56.6% des voix) ;
      • La nation est débordée par le haut avec la montée en puissance au niveau supranational de l’Union Européenne et de la « conscience planétaire » :
        • Dans son arrêt de 1964 Costa c/Enel, la Cour de Justice de l’Union Européenne reconnaît que « les États membres ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains »;
        • Jean Monnet conclut ses Mémoires par une prédiction qu’il tire de l’expérience de la construction européenne : « Les nations souveraines du passé ne sont plus le cadre où peut se résoudre les problèmes du présent. Et la communauté européenne elle-même n’est qu’une étape vers d’autres formes d’organisation du monde de demain ».
        • Habermas, Après l’État-nation : une nouvelle constellation politique, 2000 : L’association entre citoyenneté et nation est historique, et les deux termes peuvent être dissociés.
          • Il existe effectivement dans l’Histoire un « processus circulaire » de renforcement entre l’établissement de la citoyenneté et de l’État Nation.
          • Mais « Le lien entre ethnos et demos n’était qu’un passage » selon Habermas.
          • Habermas propose de dissocier ces concepts et de substituer au patriotisme national un patriotisme constitutionnel défini comme sentiment d’appartenance fondé sur des principes universels contenus dans une constitution et non plus sur une identité culturelle particulière.
          • Habermas décline le concept de patriotisme constitutionnel au niveau européen en préconisant le développement d’une véritable identité commune européenne, qui doit dépasser les États-Nations et se fixer autour de règles de droits et de devoirs portées par les institutions européennes.

 

  1. Le sentiment national et l’exaltation patriotique font l’objet d’un rejet croissant

Le sentiment patriotique ou national fait l’objet de critiques anciennes :

  • Sous l’Antiquité, le cosmopolitisme stoïcien exprime la possibilité d’être natif d’un lieu et de toucher à l’universalité, sans renier sa particularité.
    • Plutarque, De l’exil : «Socrate disait qu’il n’était ni Athénien, ni hellène, mais cosmopolite ».
    • Marc Aurèle, Pensées : « Ma Cité et ma patrie, c’est Rome et c’est le monde »
  • À la Renaissance, la redécouverte des textes stoïciens permet aux Humanistes de développer les notions modernes de citoyen du monde et d’universalisme :
    • Montaigne, Les Essais : « Non parce que Socrate l’a dit, mais parce qu’en vérité, c’est mon humeur, j’estime tous les hommes comme mes compatriotes, et embrasse un Polonais comme un Français. La nature nous a mis au monde libres et déliés, nous nous emprisonnons en d’étroites contrées » ;
  • Le mouvement des Lumières poursuit la critique de l’attachement patriotique et national :
    • Voltaire, Dictionnaire philosophique (article « patrie ») : « Souhaiter la grandeur de sa patrie, c’est souhaiter du mal à ses voisins ».

Cependant, la critique cosmopolite ou humaniste du patriotisme tend aujourd’hui à laisser la place à une critique radicale de la nation dans la période contemporaine :

  • D’une part, les deux guerres mondiales du « Siècle des excès » ont profondément discrédité l’exaltation du sentiment national, aujourd’hui associé à un nationalisme exclusif et meurtrier :
    • Eric Desmons, Mourir pour la patrie : l’auteur montre que le pro patria mori (le sacrifice personnel au nom de la défense de la République) est devenu inadmissible. La conjonction d’un individualisme hédoniste, d’un libéralisme utilitariste (qui prône le doux commerce) et d’un pacifisme inconditionnel (« syndrome de Bardamu »), écarte toute possibilité d’une mobilisation militaire de la Nation en vue de la protection de la patrie, comme ce fut pourtant le cas à de maintes reprises dans l’Histoire.
  • D’autre part, l’ensemble des discours dominants de l’époque contemporaine prônent le dépassement du cadre national :
    • Pascal Bruckner, Faut-il aimer sa patrie ? (Le Meilleur des mondes, 2008) : L’amour du pays rencontre l’hostilité de tous les discours dominants :
      • Hédoniste qui prise les seuls plaisirs de l’intimité ;
      • Écologiste et libéral qui pensent planétaire ;
      • Pacifiste qui dénonce dans le choc des souverainetés la matrice de toute violence ;

II) Toutefois, alors que les alternatives au cadre national présentent des failles importantes, un patriotisme ouvert semble devoir être réhabilité

A. Les principales alternatives au cadre national présentent des failles importantes

  1. Les formes d’attachement infranationales présentent un risque de fragmentation de la société et d’enfermement des individus dans des identités figées

Les régionalismes et les communautarismes, qui dénoncent le cadre national comme un enfermement, ne sont eux-mêmes pas en reste. En fait – si l’on dépasse les bonnes volontés affichées par ces revendications – on peut avancer que les régionalismes et les communautarismes sont des expressions particulièrement avancées de repli sur soi :

  • Le régionalisme est un nationalisme, au sens le plus fermé du terme :
    • Frank Tétart, Nationalismes régionaux, un défi pour l’Europe :
      • Le nationalisme régionaliste favorise la création d’entités nationales homogènes aux niveaux ethnique et culturel, rejoignant par là la conception la plus fermée du nationalisme ;
      • En découle une multiplication de « micro-États » qui présente le risque d’une fragmentation et d’une balkanisation de l’Europe et du monde.
    • Le communautarisme est un essentialisme, qui réduit les individus à leurs déterminismes les plus étroits (ethnie, religion, genre, etc.) :
      • Au plan collectif, le développement du communautarisme pose un risque de balkanisation ou de fragmentation de nos sociétés qui ne deviennent que la juxtaposition de communautés construites autour de valeurs et de références propres ;
      • Au plan individuel, le communautarisme tend à enfermer l’individu dans une identité figée, souvent considérée comme objective (ethnique, religieuse…). Ainsi paradoxalement, le modèle républicain universel, en considérant les individus de manière indifférenciée, peut apparaître comme la principale garantie de leur liberté et de leur épanouissement individuel.

À l’inverse, la nation a (au moins) le mérite d’essayer de faire de l’un avec du pluriel , selon la belle phrase de Mirabeau : « La France est un agrégat inconstitué de peuples désunis ».

  1. Les formes d’attachement transnationales sont encore faibles et présentent le risque d’une uniformisation appauvrissante

L’idée du dépassement prochain du cadre national par la construction européenne ou par le « mondialisme » doit être nuancée du fait des lacunes encore prégnantes de ces nouvelles formes d’attachement :

  • L’Union Européenne souffre encore d’une faible adhésion sentimentale des sociétés aux institutions européennes :
    • Jean Daniel, Demain, la nation, 2012 : l’ancien directeur du Nouvel Observateur met en doute l’idée selon laquelle l’Union Européenne est appelée à supplanter la nation dans un futur proche. Jean Daniel s’oppose notamment au patriotisme constitutionnel de Habermas qui a longtemps appuyé l’idée d’un dépassement des nations dans le cadre européen, par un attachement à des règles et à des principes plus qu’à un territoire. L’auteur avance que l’Europe souffre encore d’un déficit symbolique, et n’est « pas encore passé de l’ethnos au Demos ». On ne peut parler, au sens affectif, d’un peuple européen puisque l’identification des individus demeure nationale. Ainsi l’Union Européenne ne bénéficie pas encore de l’affectio societatis.
    • Emmanuel Berl, 1957 : « Le mot Europe n’a pas encore assez de densité pour contrebalancer le mot France dans le cœur d’un français ».
  • Le « mondialisme » fait planer le risque d’une uniformisation appauvrissante. Plusieurs auteurs ont critiqué le mondialisme, qui sous couvert de cosmopolitisme et d’ouverture à l’autre contribue en fait à appauvrir la relation à soi-même et au monde :
    • Pascal Bruckner, Le Vertige de Babel, cosmopolitisme ou mondialisme, 1994 : montre les failles de la nouvelle idéologie mondialiste qui se présente comme cosmopolitisme mais qui désigne en réalité son exact contraire :
      • L’auteur remarque que les grandes cultures sont toujours le produit d’une interaction et ne peuvent se satisfaire du simple repli national ;
      • Mais il rejette l’idée selon laquelle le mondialisme actuellement à l’œuvre participe d’une telle interaction. On assiste non pas à l’émulation entre les cultures, mais à un remplacement des cultures nationales par une « sous culture universelle, sorte de pot-pourri à base de fast-food, d’uniformité vestimentaire et de série télévisée » ;
      • À rebours de cette « bouillie babélienne », pour Bruckner, le « vrai cosmopolitisme » est enraciné dans les profondeurs de l’Histoire et des mémoires. Le cosmopolitisme suppose une connaissance préalable de sa propre culture pour ensuite se confronter à l’autre « en tant qu’autre ». Le cosmopolitisme est aussi une épreuve, qui n’est pas donnée à tous, et qui suppose à la fois un arrachement à soi.

B. À l’inverse, un patriotisme ouvert semble devoir être réhabilité

  1. Le cadre national demeure pertinent et performant

Si l’État-Nation fait l’objet de critiques en occident et particulièrement en France, la nation demeure un cadre de référence en expansion partout ailleurs dans le monde :

  • Michel Lacroix, Éloge du patriotisme, Petite philosophie du sentiment national, 2011 :
    • Michel Lacroix conteste l’idée d’un affaiblissement des nations, en observant qu’en dehors des frontières européennes, les sentiments nationaux ont tendance à se renforcer plus qu’à se réduire :
      • De fait, les revendications nationales se multiplient et le nombre d’États augmente (de 72 en 1945 à 197 aujourd’hui).
      • « L’ère des nations n’est pas tout à fait révolue ».
    • Michel Lacroix avance ensuite que le cadre de l’État-Nation demeure pertinent et souhaitable, comme en a témoigné récemment la crise économique systémique et le rôle qu’on du joué les solidarité nationales pour y faire face. La réhabilitation de la notion de patriotisme économique en témoigne. Aujourd’hui :
      • La nation demeure l’espace de l’identité individuelle, en faisant contrepoids notamment aux particularismes ethnoculturels et aux communautarismes ;
      • La nation demeure le cadre de la solidarité et du lien social, donc de la Fraternité (vous pourrez trouver mon article sur la Fraternité ici)
      • La nation demeure le cadre de l’expression démocratique : le concept de souveraineté nationale demeure parfaitement opérationnel.
  1. Un patriotisme « ouvert » peut tout à fait se justifier

Le nationalisme fermé et belliqueux apparaît aujourd’hui effectivement dépassé. On considère généralement le nationalisme comme une forme de « perversion du patriotisme » (Michel Lacroix), qui advient lorsque le sentiment national se trouve déconnecté de tout accès à l’universel :

  • George Orwell, Notes sur le nationalisme, 1945 : oppose le patriotisme au nationalisme :
    • Le nationalisme est agressif et belliqueux. Il repose sur un classement des hommes et des civilisations sur une échelle de valeur fixe, et sur l’identification inconditionnelle à un groupe particulier que l’on situe au-delà du bien et du mal, sans se reconnaître d’autre devoir que celui d’en promouvoir les intérêts ;
    • Le patriotisme est au contraire principalement défensif et affectif. Il consiste en un attachement  à un lieu et à un mode de vie particuliers, sans pour autant vouloir les imposer à autrui.
  • Albert Camus, Lettres à un ami allemand, 1945: oppose lui aussi nationalisme (fermé) et patriotisme (ouvert) en plaidant pour le second : «J’aime trop mon pays pour être nationaliste. »

Partant, on peut plaider en faveur d’un patriotisme ouvert, non offensif et fondé sur la conception classique abstraite de nationalité.

Conclusion : En définitive, les critiques aujourd’hui adressées à la nation sont encore trop faibles pour justifier son dépassement. Il est certes vrai que le cadre national ne permet plus à lui seul de répondre efficacement aux nouveaux enjeux globaux que sont la crise environnementale, la sécurité internationale ou encore la régulation économique. Dans ces domaines, une coopération internationale forte est nécessaire. De même, le nationalisme belliqueux a vécu ses dernières heures de gloire avec les deux guerres mondiales qui l’ont durablement discrédité. Cependant, le dépassement pur et simple de la nation paraît encore peu opportun, tant les formes alternatives d’attachement demeurent lacunaires (qu’il s’agisse d’une régression communautariste ou d’un appauvrissement mondialiste). Au contraire, on privilégiera un patriotisme ouvert qui demeure aujourd’hui la condition d’une véritable rencontre avec l’autre :

  • Jaurès, L’Armée nouvelle: «Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’internationalisme, beaucoup de patriotisme y ramène ». 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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