La civilisation peut-elle venir à bout de la violence ?

  • Accroche : Les attentats de janvier puis du 13 novembre 2015 ont provoqué en France Un réveil en sursaut, selon les termes d’Antoine Garapon (Revue Esprit, Des violences sans fin, 2016). En effet, la France et plus globalement la civilisation occidentale, fondée sur le rêve d’une disparition de la violence et de la paix perpétuelle entre les Etats, s’est trouvée confrontée au contraire à un retour et à une radicalisation de la violence. 
  • Définitions : 
    • La violence, qui vient du latin « violenta » désignant le caractère emporté et farouche des éléments naturels, s’est progressivement déplacée vers l’homme pour désigner un abus de force, visant à contraindre, à dominer ou à causer des dommages. La violence fait cependant l’objet d’une définition difficile tant celle-ci dépend de l’acception restrictive ou extensive que l’on en retient : 
      • Ainsi la violence pourra se limiter dans une vision restrictive à l’usage de la force physique ayant provoqué des blessures ;
      • Dans une vision plus extensive, la violence pourra se définir comme utilisation de la force, physique ou psychologique, résultant en une forme de souffrance, qu’elle soit physique ou simplement morale ou symbolique. 
    • La civilisation peut désigner : 
      • De façon statique et objective, l’ensemble des traits qui caractérisent l’état d’une société donnée, du point de vue technique, intellectuel, politique et moral, sans porter de jugement de valeur ;
      • De façon dynamique et philosophique, un processus de transformation de la société vers un idéal de société, traditionnellement opposé à la barbarie ; 
  • La civilisation, comme processus, a longtemps porté l’espoir d’une exclusion progressive de toute violence hors de la société :
    • La civilisation se définit toujours par opposition à la violence, qu’elle rejette aux marges de son espace d’influence. Le terme de « barbare », du latin barbarus signifie à la fois un homme ou un comportement violent, brutal ou destructeur, et un « étranger » : 
      • Les anciens Grecs parlaient de « barbares » pour désigner les peuples n’appartenant pas à leur civilisation définie par la langue et la religion helléniques, et dont ils ne parvenaient pas à comprendre la langue. Barbare signifiait alors « non grec », soit toute personne dont le langage ressemblait, pour les Grecs, à un charabia « bar-bar ». 
      • Le terme « barbare » a ensuite été utilisé par les Romains pour nommer les peuples qui se trouvent à l’extérieur du limes (la frontière), dans le « Barbaricum » (la «terre des Barbares») c’est-à-dire hors de leur autorité (l’imperium) ;
    • De fait, le « processus de civilisation » a paru pouvoir exclure la violence : 
      • Au niveau individuel, le renoncement aux pulsions de violences par le jeu de la culture et sous le contrôle de l’institution étatique devait mener à un refoulement de la violence ;
      • Au niveau international, le développement d’instances juridiques et de règles de droits internationales devait mener à une forme de « paix perpétuelle entre les Nations ». On a d’ailleurs pu croire, après l’effondrement de l’URSS en 1989, à une « fin de l’histoire » devant la victoire idéologique de la  démocratie libérale sur les autres idéologies politiques (Francis FukuyamaLa fin de l’histoire où le dernier homme, 1992)
  • Toutefois, loin de l’idéal d’une société de la débarrassée de la violence par le processus de civilisation, on observe aujourd’hui une déstabilisation profonde des sociétés civilisées par la violence : 
    • Non seulement les formes traditionnelles de violences que sont la violence pénale et les conflits interétatiques armés n’ont pas disparues : 
      • Les faits de violence pénale, qui recouvrent les infractions délictuelles et criminelles commises à l’encontre les personnes (homicide, coups et blessures, viols…) tendent à augmenter à nouveau depuis les années 1960 après une longue période de diminution ; 
      • Le nombre de guerres interétatiques diminue, mais se voient remplacés par des conflits intra-étatiques (guerres civiles), comme en Syrie ou en Ukraine ; 
    • Mais dans le même temps apparaissent ou se généralisent dans les sociétés contemporaines de nouvelles formes de violence, à l’image du terrorisme, qui mettent à l’épreuve leur capacité de réaction. 
  • Problématique : Les sociétés civilisées peuvent-elles éradiquer la violence sans se renier elles-mêmes ? 

I) Œuvre de limitation de la violence, le processus de civilisation est cependant un processus inachevable et constamment menacé de régression

A. La civilisation se pose avant tout comme un rempart à la violence

  1. Par la culture et par le contrat social étatique

La limitation de la violence par la civilisation s’exerce par deux vecteurs principaux que sont la culture et l’institution étatique :  

  • La culture permet de réprimer les pulsions de violence inscrites dans l’homme, par l’instauration d’interdits et de tabous : 
    • FreudMalaise dans la civilisation, 1930 : Selon Freud, « l’homme n’est point c’est être débonnaire assoiffé d’amour ». Au contraire la violence est une donnée naturelle et première de l’homme, qui n’est pas une conséquence dérivée de la vie en société, mais bien un instinct fondamental. Face à cette violence première, la culture (synonyme exact de civilisation chez Freud) se définit dès lors comme une entreprise immense de renoncement à la vie pulsionnelle : 
      • Par la voie de la sublimation : l’acte de création (artistique, littéraire, intellectuelle) tire sa force d’une pulsion sexuelle et agressive (la libido), qu’elle transpose vers d’autres domaines, notamment les activités artistiques.
      • Par la voie du refoulement des pulsions par le principe de culpabilité : Freud remarque notamment que la culture se fonde toujours sur des prescriptions, des interdits et des tabous, qui ont pour fonction de faire rempart à la mise en pratique des pulsions humaines. Ainsi l’auteur remarque que les « grands interdits » religieux, tels que le sixième commandement du décalogue « tu ne tueras point », n’a d’autre fonction que de neutraliser en l’homme une pulsion de mort, puisque « ce qu’aucune âme ne désir, on n’a pas besoin de l’interdire »
    • Norbert EliasLe processus de civilisation : Dans la première partie de son ouvrage consacrée à La civilisation des mœurs, Elias analyse la civilisation occidentale comme le produit d’un processus séculaire de maîtrise des instincts, d’apprivoisement des désirs et de domestication des pulsions humaines les plus profondes. Ainsi le processus de civilisation se définit avant tout comme une intériorisation des valeurs de modération par les individus (vous pourrez trouver plus d’information ici mon article sur l’Occident)
  • La limitation de la violence passe aussi par l’institution d’une structure étatique protectrice, instaurée par le contrat social comme un rempart à la violence :  
    • HobbesLéviathan, 1651 : L’analyse Hobbesienne place le besoin de sécurité au fondement de l’Etat dans la mesure ou celui-ci permet à l’homme d’échapper à la peur. Hobbes fonde sa théorie du contrat sur le postulat d’un état de nature, dans lequel l’homme est animé par ses deux passions naturelle que son la fierté (pride) et la peur (fear). Dans cet état de nature, les hommes n’obéissent qu’à leur « droit naturel », c’est à dire à leur liberté totale d’utiliser leur puissance par n’importe quel moyen pour préserver leur propre vie, et pour exercer leur empire sur d’autres hommes. L’état de nature se définit alors comme une « guerre de tous contre tous », selon la formule « bellum omnium contra omnes ». Dans cet état de nature, chaque homme craint pour sa vie, dans la mesure où même les plus hommes naturellement plus forts peuvent être vaincus par une coalition des plus faibles. Chaque individu étant présupposé rationnel, et poursuivant en priorité son propre intérêt, les hommes souhaitent naturellement sortir de cet état de nature. Dès lors, le contrat social intervient donc pour assurer la sécurité des contractants, en aliénant en échange leur droit naturel, c’est-à-dire leurs libertés individuelles. 
    • LockeSecond traité du gouvernement civil1690 : de même pour Locke, la sécurité est la condition première et fondamentale pour que les hommes puissent librement jouir de leur droit naturel principal qu’est le droit de propriété légitimement tiré du travail. 
      • « Le salut et la sécurité (safety and security) sont la fin qu’on se propose quand on forme une société politique » 
    • RousseauDu contrat social1762: dans le contrat social de Rousseau, chacun renonce volontairement à sa liberté naturelle pour gagner une liberté civile, dont l’un des apports majeurs est la sécurité. En effet, l’état de nature est défini selon Rousseau par la « loi du plus fort », au sein duquel « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître », de sorte que chacun à intérêt à abdiquer une part de sa liberté naturelle pour accéder à des droits et libertés civiques, qui ne sont accessibles que lorsque la sécurité est garantie ;
    • De fait dans l’histoire, le développement des États s’est accompagné d’une profonde diminution de la violence à partir du XIIIe siècle pour deux raisons : 
      • L’Etat monopolise la violence : 
        • Weber, Le savant et le politique, 1919 : Définit l’Etat comme l’entité qui « revendique avec succès le monopole de la violence physique légitime »
      • L’Etat monopolise la fonction judiciaire, qui contribue à canaliser la violence en tant que tiers neutre permettant de faire cesser le cycle des vengeances privées :
        • René GirardLa violence et le sacré (1972) : Montre que l’institution judiciaire est le dernier maillon de la violence, capable de rompre par le cycle interminable de la violences et de la vengeances privées.
          • René Girard pose le postulat d’une rivalité mimétique intrinsèque à toute société : le désir d’une personne pour un objet se propage dans la société de façon mimétique, aboutissant in fine à une « crise mimétique », sorte de « guerre de tous contre tous ». Au paroxysme de cette crise mimétique, la destruction du groupe ne peut être évitée que par un mécanisme salvateur : le tous contre tous peut se transformer en un tous contre un. La violence à son paroxysme aura alors tendance à se focaliser sur une victime-émissaire arbitrairement choisie ; 
          • René Girard souligne qu’il existe toujours, à terme, une fatigue du mécanisme victimaire, qui ne remplit plus sa fonction cathartique, et ne permet plus l’ordre social. Le mécanisme perd son utilité lorsque la société réalise que la victime est en réalité innocente. C’est ici que le mécanisme victimaire s’estompe et que s’y substitue l’institution judiciaire. 
          • Dans les Etats modernes, c’est donc à la justice qu’il convient en dernier ressort de canaliser la violence en permettant de rompre l’éternel cycle de vengeances privées, par le biais du jugement d’un tiers ; 
        • En France, le caractère impersonnel et l’égalité de tous devant la loi, consacrée à l’Article 6 de la DDHC et par l’Article premier de la Constitution, est à cet égard consubstantiel à la réduction de la violence. La peine judiciaire n’appelle à aucune vengeance. Elle est impersonnelle et rompt donc le cycle de vengeances interfamiliales :    
          1. Les décisions de justice sont rendues « au nom du peuple français » ; 
          2. Le ministère public exerce l’action publique au nom de la société et non au nom d’une personne privée ;

2. Par l’insitution de règles de droit au niveau international

Si le contrat social limite la violence à l’intérieur des Etats, il ne répond pas à la problématique de la violence interétatique, au point que l’on a pu considérer que l’état de nature était indépassable entre les Etats. Face à cette aporie, la civilisation occidentale a déployé des efforts considérables pour limiter le recours à la guerre par le jus ad bellum (le droit d’entrer en guerre), et pour limiter le niveau de violences dans la guerre par le jus in bello (le droit régissant la guerre elle-même)A partir du XVIIIe siècle, des initiatives ont été lancées visant à atteindre un état de paix perpétuelle entre les Nations,  qui déboucheront sur l’institution d’un système de sécurité collective aujourd’hui incarné par l’Organisation des Nations Unies : 

  • L’abbé de Saint Pierre, Mémoire pour rendre la paix perpétuelle en Europe, 1712: préconise la formation d’une Société européenne fondée sur un Pacte d’alliance perpétuelle des souverains, sur la renonciation des contractants à régler les conflits par la voie des armes et sur l’obligation de prendre les armes contre un contractant qui viole les engagement pris : c’est la naissance de l’idée de sécurité collective. 
  • KantProjet de paix perpétuelle, 1795: établit un projet similaire, en avançant qu’une paix perpétuelle entre les Etats peut être atteinte à deux conditions : 
    • D’une part, par l’instauration de normes de droit international, qui imposent la disparition des armées permanentes, l’interdiction de toute ingérence, la limitation de méthodes guerrières susceptibles de rendre impossible la confiance de la paix dans le futur (emploi d’assassins, de traitres, d’empoisonneurs). 
    • D’autre part, la paix ne sera perpétuelle que lorsqu’une Constitution Républicaine sera contraignante à l’intérieur de chacun des Etats : quand les citoyens déciderons eux-mêmes de la guerre, celle-ci sera moins fréquente. Un fédéralisme d’Etats libres est aussi une condition sine qua non de la paix durable selon Kant. 

Ces projets ont porté l’espoir d’une éradication de la violence interétatique par le droit international, espoir dont témoigne la période de l’entre-deux-guerres avec : 

  • L’instauration de la Société des Nations (SDN) par le traité de Versailles de 1919, sous l’influence du président américain Woodrow Wilson, qui dans ses Quatorze points préconise expressément une association des Etats-Nations ;
  • Le Pacte Briand-Kellogg signé 1928 à l’initiative d’Aristide Briand, qui ambitionne de mettre la guerre « hors-la-loi », en condamnant le recours à la guerre pour le règlement des différends internationaux. 

Transition : A partir de 1933, date d’arrivée au pouvoir du parti national-socialiste en Allemagne, l’espoir d’une éradication de la violence hors de la société, et d’une paix perpétuelle entre les Nations, à fait place au constat d’une irréductibilité de la violence humaine, et d’une menace permanente de régression de la civilisation vers la violence.  

B. La civilisation est cependant est processus sans fin, constamment menacé de régression dans la violence

  1. La violence est consubstantielle à la nature humaine

La violence est consubstantielle à la nature humaine. Deux traditions philosophiques se sont longtemps opposées en philosophie, la première situant l’origine de la violence dans la société qui déprave l’homme (Rousseau, De l’origine de l’inégalité parmi les hommes), et la seconde qui voit le mal dans l’homme, représentée par Saint AugustinHobbes ou encore Freud. Les dernières avancées scientifiques en la matière tendent aujourd’hui à valider la thèse d’une irréductibilité du mal dans l’homme :

  • Konrad Lorenz, L’Agression, une histoire naturelle du mal1969 : Konrad Lorenz est un biologiste qui voit l’agression comme une donnée constitutive non seulement de l’homme, mais de la vie dans toutes ses formes. En fondant son argumentaire sur l’étude de multiples espèces tels que les poissons coralliens et les oies cendrées, Lorenz affirme que la violence est un principe indispensable à la survie des espèces, permettant par exemple la répartition des individus d’une même espèce sur le territoire, leur sélection naturelle, leur reproduction et la défense de la progéniture. L’agression est aussi nécessaire à la mise en place de relations interpersonnelles stables entre les individus d’une même espèce, puisqu’elle permet de déterminer place hiérarchique de chaque individu dans le groupe en fonction de leur capacité d’agression. 
    • Konrad Lorenz avance que l’homme n’échappe pas à cette tendance à l’agressivité, indispensable dans son cas aussi à la survie de l’espèce. 
    • Le biologiste remarque cependant qu’alors que chez les animaux, l’agression intraspécifique n’est jamais meurtrière ou seulement par accident, tel n’est pas le cas chez l’homme, qui a montré au cours de son histoire sa capacité à planifier et à mettre en œuvre des génocides visant des populations entières. 
    • Selon l’auteur, cette spécificité humaine est due notamment à un décalage entre d’une part l’augmentation exponentielle de l’effectivité des armes à la disposition des hommes (de la pointe de lance à l’arme atomique), et d’autre part l’augmentation réelle mais très progressive de la responsabilité morale et de la répugnance des hommes à faire usage de ces armes. 

La violence étant intrinsèque à l’homme, le processus de civilisation est constamment menacée de désagrégation et de régression brutale vers la violence. Le processus de civilisation peut être défait par un processus de « décivilisation » : 

  • FreudLettre à Einstein, 1932 : Freud observe que « la société de culture est constamment menacée de désagrégation » parce que « l’homme de la culture fait l’échange d’une part de possibilité de bonheur contre une part de sécurité ». Dès lors, dans la vision freudienne, le dépassement des instincts à un coût direct en termes de bonheur, que l’homme peut choisir de refuser. 
  • Régis Debray, Conférence inaugurale sur Walter Benjamin : Régis Debray invite à « garder à l’esprit que la civilisation est une reconquête de chaque jour sur le barbare, le barbare qui en chaque civilisé ou qui se croit tel ne dort que d’un œil ».

2. L’expérience du XXe siècle montre que toute civilisation est constamment menacée de régression vers la violence

L’expérience des déchainements de violence du « Siècle des excès » témoigne de cette menace de régression avec les deux guerres mondiales, mais aussi les génocides arménien, juif et tutsi:

  • Le génocide arménien perpétré par l’armée turque entre 1915 et 1916 a fait 2 millions de morts ; 
  • Le génocide juif a provoqué entre 5 et 6 millions de morts ;
  • Le génocide tutsi entre avril et juillet 1994 au Rwanda a fait 800 000 morts ;

Les analyses philosophiques et sociologiques des génocides perpétrés aux XXe siècle concluent pour nombre d’entre elles à une augmentation non seulement quantitative mais aussi qualitative de la violence, du fait de l’augmentation des moyens technologiques, qui se sont traduit dans le cas du génocide juif à l’industrialisation de la mort.  Les philosophes ont aussi mis en avant l’apparition d’une forme de « banalité du mal », qui s’oppose à la vision traditionnelle de la violence comme appartenant au domaine de l’extraordinaire : 

  • Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, 1963 : A partir du « cas Eichmann » – haut fonctionnaire du IIIe Reich ayant organisé la déportation de nombreux juifs vers les camps d’extermination – Hannah Arendt renverse l’analyse traditionnelle du « mal ». En effet, Arendt voit dans Eichmann non pas un être d’une extraordinaire brutalité, mais un être « insignifiant », caractérisé par une propension absolue à se conformer aux ordres et ayant abandonné toute forme d’autoréflexivité et d’esprit critique. Le cas Eichmann appelle selon Arendt à conclure non pas à l’étrangeté du mal, mais au contraire à sa banalité. 
  • Jean HatzfeldUne saison de machettes, 2005 : Jean Hatzfeld s’est entretenu avec plusieurs responsables et acteurs du génocide des tutsis, condamnés pour leurs actes. Le journaliste constate que les bourreaux ne sont en fait que de simples cultivateurs, qui reviennent sur leurs actes « avec une énorme franchise, souvent même avec candeur ». « On s’assemblait sur le terrain de foot en bande de connaissance, et on allait en chasse par affinité » s’est confié l’un deux. Hatzfeld observe une absence générale de regret ou de sentiment de responsabilité dans les témoignages, alors que les bourreaux connaissaient parfois personnellement leurs victimes, et pouvaient en outre dans certains cas être liés amicalement voire familialement avec des Tutsis. L’auteur en déduit notamment la brutalité et la rapidité avec laquelle la violence peut se généraliser, dès lors que les règles établies sont simples à comprendre pour les exécutants : « La règle n° 1, c’est de tuer, la règle n° 2, il n’y en avait pas. »

Transition : la menace d’une régression brutale vers la violence apparaît aujourd’hui aussi aux sociétés contemporaines, qui font face à une résurgence de la violence, sous une forme nouvelle. 

II) Aujourd’hui confrontées à une mutation de la violence, les sociétés civilisées doivent adapter en conséquence son arsenal législatif, tout en veillant à la monopoliser et à la canaliser

A. On observe aujourd’hui une mutation et une radicalisation de la violence 

  1. Les formes classiques de violences n’ont pas disparues de nos sociétés civilisées 

Plusieurs auteurs ont avancé que le discours annonçant la « résurgence de la violence » dérive en réalité d’une illusion d’optique, dans la mesure où la réduction effective de la violence depuis le XIIIe siècle tend à rendre insupportable les violences encore existantes : 

  • Jean-Claude ChesnaisHistoire de la violence, 1982 : pose que la grande peur de nos contemporains sur la violence découle non pas d’une explosion réelle, mais d’une extension de la signification de la notion de « violence », qui s’applique aujourd’hui même aux incidents les plus banals. De fait, le sentiment de la violence aujourd’hui ne se réduit pas seulement à la violence brutale, physique et extérieure, mais s’étend à la violence morale, voire à la violence symbolique. 

Or, les analyses chiffrées de la violence montrent que formes les plus classiques de la violence que sont la violence pénale et la guerre interétatique n’ont pas disparues de nos sociétés contemporaines, et tendent au contraire à se développer : 

  • La violence pénale, qui recouvre les délits et les crimes contre les personnes réprimés comme tels par le droit pénal (homicide, coups et blessures, viol…) enregistre une augmentation depuis les années 1960 : 
    •  Robert Muchembled, Une histoire de la violence de la fin du moyen âge à nos jours :
      •   A partir d’une étude statistique détaillée, l’historien Muchembled commence par identifier un certain nombre de constantes qui se vérifient depuis le XIIIe siècle en matière de violence. Ainsi, la violence est toujours en proportion très majoritaire (90%) le fait de mâles, jeunes (entre 18 et 30 ans), et non-mariés ;
      •   D’un point de vue dynamique, Muchembled identifie une baisse brutale de la violence criminelle entre le XIIIe siècle et la seconde moitié du XXe siècle. L’historien observe notamment une rupture majeure en 1650, lorsque l’Europe meurtrie par les guerres change de conception de la violence pour dévaluer maintenant systématiquement le crime de sang. 
      •   À partir des années 1960 cependant, Muchembled identifie une remontée « brutale » et « nette » de la violence. L’auteur attribue cette augmentation de la violence à un « retour des bandes » de jeunes, à l’image des « blousons noirs » dans les années 1950, des « loubards » dans les années 1970  ou encore des bandes violentes de type « black dragons » dans les années 1990. Ce retour des bandes s’explique de plusieurs façons en Europe de l’Ouest : 
        • La disparition des guerres « prive » la jeunesse de la fonction cathartique dont elles sont chargées ; 
        • Les secondes générations des immigrés venus des anciennes colonies font face à une perte d’identité qu’il tentent de retrouver par la formation de bandes de jeunes régies par la loi du plus fort, à l’image des « black dragons » qui se forment dans les années 1990 ;
        • Le phénomène des banlieues favorise la promiscuité et renforce les antagonismes entre les jeunes de quartiers différents, qui rattachent leur identité à ces quartiers ;
        • Surtout, Muchembled remarque que contrairement à la « violence classique » qui concernait relativement également toutes les classes sociales, la violence est directement corrélée au niveau social depuis les années 1960. La violence serait donc principalement due dans nos sociétés contemporaines à la difficulté des nouvelles générations à « prendre leur part du gâteau social dans une période fortement marquée par le chômage et la peur du lendemain ». Les nouvelles classes dangereuses ne sont plus les classes laborieuses mais les classes à l’écart du travail. 
  • Les conflits interétatiques et les guerres civiles demeurent aussi une réalité du monde contemporain : 
    • Philippe DelmasLe bel avenir de la guerre, 1995 : critique l’idée selon laquelle le développement du droit et de l’économie serait capable de mettre fin aux guerres. L’auteur remarque que dès avant 1914, des commentateurs mettaient en avant l’imbrication des économies rendaient la guerre impossible. Delmas met aussi en place une critique de l’utopie du droit, qui est par nature tourné vers le passé, adapté aux menaces d’hier, mais impuissant face aux menaces nouvelles. Delmas s’inquiète particulièrement de l’augmentation du nombre d’Etats, qui est selon lui porteur de guerres civiles : 
      • L’utopie juridique finit ainsi par déstabiliser les Etats. 
        • D’un côté, elle veut promouvoir sans attendre la primauté du droit des gens ;
        • De l’autre, elle ne connaît que des Etats souverains. 
        •  Il en résulte qu’elle suscite la multiplication de ces derniers, quitte à encourager ainsi la déstabilisation d’Etats existants, plutôt que d’imposer leur renforcement. 
      • Cette « solution de facilité prépare des lendemains difficiles » selon l’auteur qui avance : « Ce ne sont pas les ambitions des Etats qui feront naître les guerres de demain, ce sont leurs faiblesses. Faute de l’avoir compris, les principes et les règles du système international loin de freiner la guerre lui assurent un bel avenir »
      • L’affaiblissement des Etats comme facteur de cohésion sociale, voire dans certaines parties du monde le phénomène de morcellement des Etats en des unités politiques plus homogènes favorisent en effet le repli identitaire. Ainsi, alors que le nombre d’Etats recensés à l’ONU est passé de 51 en 1945 à 193 aujourd’hui (197 au total), les conflits opposant les Etats nouveaux issus de la fragmentation d’ensemble plus grands ont eux aussi augmenté : c’est le cas des nombreuses guerres de l’ex-Yougoslavie entre 1991 et 1999, ou encore aujourd’hui le conflit entre le Soudan et le Sud-Soudan. Ce constat nous impose de consolider les Etats légitimes, seuls capables de tracer un destin pour ceux qu’ils représentent. À défaut, « la panne des Etats assurera le bel avenir de la guerre ».
    • Bruno TertraisLa guerre : 
      • Montre que le nombre de guerre a fortement diminué dans la période récente : 
        • Sur la très longue durée, on observe une très forte augmentation du nombre de guerres, passées de 30 au Xe siècle à 120 au XXe siècle ; 
        • Sur les trois derniers siècles, on observe une tendance constante à la diminution du nombre de « guerres générales » ou de « grandes guerres entre puissances », que même le XXe siècle n’a pas rompue malgré ses deux guerres mondiales ; 
        • Dans la période récente, on constate une nette réduction de guerres depuis l’effondrement de l’URSS en 1990 et la fin de la guerre froide ;
      • L’auteur avance cependant que la guerre a aussi et surtout changé de visage dans la période contemporaine. Alors que la guerre interétatique traditionnelle pratiquement disparue, les conflits actuels sont essentiellement des guerres civiles, qui représentent plus de 90% des guerres aujourd’hui, contre moins de 50% en 1945. 

2. De nouvelles formes de violences apparaissent

De nouvelles formes de violence apparaissent ou se généralisent aujourd’hui qui introduisent une nouveauté radicale,puisqu’elles échappent à la distinction classique entre violence criminelle et guerre interétatique au profit d’un nouvel « état de violence » dont le terrorisme est la forme la plus évidente : 

  • Frédéric GrosÉtats de violence, Essai sur la fin de la guerre : la notion de guerre, telle quelle a été forgée par des siècles réflexion philosophique, ne permet plus d’appréhender les formes contemporaines de violence (notamment le terrorisme) qui échappent aux catégories classiques. Frédéric Gros s’appuie sur une logique foucaldienne pour montrer une reconfiguration de « l’économie » des conflits : 
    • Alors que la guerre classique était fondée sur le principe d’un « échange de morts » entre les Etats, les nouveaux « états de violence » imposent une logique de destruction complète et définitive de l’ennemi et visent autant les civils que les militaires professionnels ; 
    • Alors que la guerre était caractérisée par une temporalité et une géographie précises, les états de violences actuels sont beaucoup plus diffus : il ne sont plus délimités à un territoire donné, et n’ont plus de début, ni de fin (on ne peut déclarer d’armistice où faire de traité de paix avec le terrorisme) ;
    • Alors que la guerre trouvait traditionnellement sa légitimité dans la défense d’un État, d’une population ou d’une cause juste (on parle de « guerre juste »), les « états de violences » contemporains sont à eux-mêmes leur propres justifications, à l’image des actes islamistes. Les états de violence contemporains se débarrassent des considérations sur la guerre juste et des principes régissant le droit de la guerre, et optent même pour la mise à mort violente et massivement médiatisée de victimes vulnérables ; 
    • La notion même de guerre tend à disparaître au profit de « l’intervention sécuritaire » (c’est notamment le cas des guerres  occidentales qui prennent aujourd’hui la forme d’expéditions de police internationales). 

B. Face à ce renouveau de la violence, les sociétés civilisées doivent être en capacité de se défendre sans pour autant renier leurs propres principes 

  1. La société doit constamment adapter son arsenal législatif et répressif afin de se saisir pleinement des nouvelles formes de violence auxquelles elle est confrontée.

Face aux nouvelles formes de violence qui l’a frappent, la société doit adapter son arsenal répressif. Ainsi, face à l’augmentation des actes terrorisme, plusieurs évolutions législatives ont permis de prévenir et de réprimer de façon  plus efficace cette forme de violence : 

  • La répression du terrorisme a été renforcée par la mise en place d’un régime dérogatoire du droit commun, permettant par exemple des GAV plus longue et le jugement par une cour spécialisée
    •   Loi du 30 septembre 1986
    •   Loi du 23 janvier 2006 : met en place la possibilité de porter la durée de la garde à vue à 144 heures, soit 6 jours, dans les hypothèses où une action terroriste paraît imminente.
  • La prévention du terrorisme a été optimisée : 
    •   Par des mécanismes permettant de répondre au caractère transnational du terrorisme :
      • Loi du 21 décembre 2012 : permet de réprimer actes de terrorisme commis à l’étranger par des ressortissants français ou par des personnes qui résident habituellement sur le territoire français ; 
      • Loi du 13 novembre 2014 : met en place l’interdiction de sortie administrative du territoire afin d’éviter que des ressortissants ne se radicalisent à l’étranger 
    •  Par un renforcement des capacités d’investigation des services de renseignement : 
      • Loi sur le renseignement du 24 juillet 2015 : prévoit 900 emplois supplémentaires pour la DGSI dans les 5 ans et renforce leurs moyens d’investigation
    • Par la mise en place temporaire d’un état d’urgence, renforçant les pouvoirs de police du préfet notamment : 
      • Deux décrets du 14 novembre 2015
      • Loi du 20 novembre 2015

2. La société ne doit pas pour autant renier ses principes démocratiques au motif de les défendre

Si la sécurité est la condition de l’effectivité des libertés qui ne peuvent pleinement s’exercer que dans son cadre, une application sans contrepoids des exigences de sécurité par les autorités publiques peut se retourner contre les libertés les plus fondamentales. Plusieurs auteurs ont insisté sur le lien intime qui unit la recherche exclusive de la sécurité et l’apparition des régimes tyranniques, despotiques ou totalitaires : 

  • TocquevilleDe la Démocratie en Amérique : « Je conviendrai sans peine que la paix publique est un grand bien ; mais je ne veux pas oublier cependant que c’est à travers le bon ordre que tous les peuples sont arrivés à la tyrannie. Il ne s’ensuit pas assurément que les peuples doivent mépriser la paix publique ; mais il ne faut pas qu’elle leur suffise. Une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintien de l’ordre est déjà esclave au fond du cœur : elle est esclave de son bien-être, et l’homme qui doit l’enchaîner peut apparaître ».
  • Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparées à celle des modernes : le repli des individus sur le confort de leur sécurité privée, et donc l’abandon progressif et consenti de leurs prérogatives de participation aux affaires publiques et de contrôle du Gouvernement, peut résulter en un délaissement de la sphère publique ouvre un espace vide dont peut s’emparer un pouvoir despotique et tutélaire.
  • Benjamin Franklin « Quiconque sacrifie sa liberté pour plus de sécurité ne mérite ni l’un ni l’autre. Et il perdra les deux ». 

Ainsi l’adaptation du système préventif et répressif doit veiller à établir un équilibre entre renforcement de la sécurité et préservation des libertés individuelles, afin de ne pas « détruire la démocratie au motif de la défendre » (Mireille Delmas-Marty) :  

  • Mireille Delmas-MartyLibertés et suretés dans un monde dangereux (2010) : Selon l’auteure, le 11 septembre a entrainé une réaction dangereuse pour les libertés publiques dans les démocraties contemporaines. L’emphase mis sur le sureté (Patriot Act) et l’ensemble de l’arsenal juridique et militaire adopté en réaction tend à minorer l’exigence de liberté. Delmas Marty parle « d’hystérie législative » entrainée par la peur nouvelle issue du 11 septembre,  qui par l’instauration d’un « état d’exception permanent » pose le risque de sacrifier les libertés individuelles au profit de l’Etat de droit. D’où la mise en garde de l’auteur : « il ne faut pas sacrifier la démocratie au motif de la défendre »

Conclusion : Dans son Discours de Suède prononcé en 1957 lors de la remise du prix Nobel de littérature, Albert Camusa dépeint la tâche qui incombait à sa génération : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse ».  

4 commentaires sur “La civilisation peut-elle venir à bout de la violence ?

  1. Merci beaucoup, comme toujours une réelle source d’inspiration autant pour le développement personnel que pour la prepa d’un concours administratif (que je dois hélas repasser). Bonne continuation.

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