La crise

La crise

 

  • Accroche : Alain Touraine, La société invisible : avance que « Le changement du monde n’est pas seulement création, progrès, il est d’abord et toujours décomposition, crise ».

 

  • Définition :
    • La crise se définit au sens courant comme la rupture brutale d’un équilibre préexistant. Elle trouve deux étymologies qui renseignent sur sa nature :
      • L’étymologie latine crisis recouvre un sens médical et désigne le moment paroxystique où une pathologie qui s’est progressivement développée atteint un pic qui met le corps en danger immédiat de mort ;
      • L’étymologie grecque Krisis se définit comme la décision (ce qui sépare) ;
      • En articulant ces deux étymologies, on peut définir la crise comme le « moment critique » ou un système doit prendre une décision radicale, qui consiste soit à mourir, soit à emprunter une toute autre voie.

 

  • Aujourd’hui, l’application généralisée de la notion de crise à la quasi-totalité des domaines d’activité de nos sociétés peut s’analyser de prima facie comme le signe d’un sentiment d’impuissance et d’incertitude de ces dernières quant aux changements et aux menaces auxquels elles font face :
    • En effet, la crise s’est trouvée déclinée et appliquée de façon apparemment indépendante à presque tous les domaines d’activité de nos sociétés, au point qu’il apparaît en première analyse plus pertinent de parler de « crises » au pluriel :
      • Ainsi, la notion de crise est aujourd’hui principalement associée à la crise économique engagée en 2007-2008 et qui continue aujourd’hui de produire ses effets. Dans ce cadre restreint, la crise se définirait comme les conséquences en chaînes de l’éclatement de la bulle spéculative des subprimes en 2007, ayant entrainé une crise des liquidités bancaires et une crise de confiance sur les marchés interbancaires notamment, impliquant à son tour l’intervention budgétaire massive des Etats, entraînant enfin la crise des dettes souveraines que nous connaissons aujourd’hui dans la zone euro, aux EU et au Japon notamment ;
      • Mais la notion s’est trouvée déclinée en de bien d’autres domaines que l’économie : on parle aujourd’hui de crises des institutions (hôpitaux, écoles, armée, famille, police), de crises politiques, de crise écologique, de crise géopolitique, de crise morale ou encore de crise de l’Etat et de la souveraineté ;
    • Cette généralisation de la notion de crise témoigne aujourd’hui avant tout d’un sentiment d’impuissance de nos sociétés face aux défis auxquels elles font face :
      • Edgar Morin, Pour une crisologie : « Le mot crise sert aujourd’hui à nommer l’innommable. Il renvoie à une double béance : béance dans la réalité sociale qui a créé la crise ; béance dans notre savoir quant à cette crise ».

 

  • Cependant, si la crise dévoile une faille, elle contient aussi une potentialité créatrice. En effet, la crise, en tant que moment critique de décision, est par définition est un moment de résolution :
    • Cette résolution peut s’effectuer par la régression vers la violence au plan social, voire par la mort au plan individuel. Ainsi l’arrêt cardiaque vient résoudre, au sens strict, le processus de crise cardiaque par la mort.
    • Cette résolution peut aussi s’effectuer par une progression, supposant une bifurcation de l’organisme ou du système vers une voie nouvelle, l’amenant non pas à un retour au statu quo ante (qui reprendrait comme en boucle une nouvelle évolution vers la crise) mais vers un état nouveau, durablement stabilisé. Ainsi le retour à la santé après une crise cardiaque passe non seulement par le rétablissement du rythme cardiaque, mais aussi par une modification des habitudes en matière d’alimentation ou de drogue ayant mené à cette crise.

 

  • Problématique : Doit-on nécessairement se lamenter de la crise ?

 

I) Alors que l’ « animal crisique » (Edgar Morin) qu’est l’homme est naturellement soumis à des crises cycliques et multiformes, il semble nous vivons aujourd’hui une « crise globale » (Michel Serres) d’une ampleur encore inconnue

 A. « Animal crisique », l’homme est naturellement et nécessairement soumis à des crises cycliques et multiformes

  1. L’homme est par essence un « animal crisique »

La crise est consubstantielle à l’homme :

  • Edgar Morin, Pour un crisologie : Edgar Morin définit l’homme comme un « animal crisique » pour plusieurs raisons :
    • L’homme est d’abord une structure « hypercomplexe », « tissu de contradictions internes » qui « fonctionne normalement à la limite de la crise », en ce sens qu’il fonctionne avec du désordre et à la limite du désordre. De fait, l’homme vit toujours à la limite de la crise physique ou psychique, qui du fait du fonctionnement complexe des organes et de la psyché, peut advenir à tout moment (crise cardiaque, crise de folie) ;
    • Ce tissu de contradiction est la source à la fois de ses échecs, mais aussi de ses réussites et de sa créativité, du fait d’une « névrose fondamentale » (sic) ;
  • Freud, Introduction à la psychanalyse : rappelle que:
    • Le psychisme humain est fondamentalement divisé entre :
      • Le moi, partie de la personnalité assurant les fonctions conscientes et qui assure la stabilité du sujet, en l’empêchant au quotidien de libérer ses pulsions ;
      • Le surmoi, intériorisation des interdits parentaux, une puissance interdictrice dont le Moi est obligé de tenir compte ;
      • Le ça désigne la part la plus inconsciente de l’homme, réservoir des instincts humains, le réceptacle des désirs inavoués et refoulés au plus profond. Ces besoins pulsionnels ont besoin d’être canalisés, notamment via la sublimation (qui consiste à réaliser de manière détournée un désir pulsionnel). L’exemple donné par Freud est l’artiste sublimant ses pulsions via l’art ;
    • Dès lors, la névrose est le résultat du conflit psychique interne entre le surmoi et le ça à l’intérieur du moi.

L’être humain, par la complexité et les contradictions même de sa structure interne, est donc profondément exposé à la crise.

  1. De fait, nos sociétés sont naturellement et nécessairement soumises à des crises cycliques et multiformes

De même que la crise est naturelle aux hommes, elle est naturelle aux sociétés qu’ils forment et à leurs institutions et domaines d’activités. Ainsi les crises économiques et politiques sont à la fois récurrentes, voire cycliques, et dans une certaines mesure nécessaires à l’avancement de nos sociétés :

  • Ainsi en économie, les crises – qui se définissent comme une phase de contraction des principaux agrégats comme la production, l’investissement, le commerce, l’emploi – sont cycliques et participent du fonctionnement même du capitalisme :
    • Les théories des cycles économiques se développent à partir du XIXe siècle dans le contexte de la révolution industrielle et de l’avènement d’économies modernes marquées par la récurrence de pics d’activité et de crises, respectivement précédés par des phases d’expansion et de récession. L’ensemble des travaux sur les cycles économiques ambitionne de dégager une régularité dans l’alternance entre les phases d’expansion et de récession, et d’identifier des facteurs d’explication, qui peuvent être de nature exogène ou endogène. La théorie des cycles est fondée sur le constat d’une régularité dans les fluctuations de l’activité économique, marquée par une alternance de phases de croissance et de récession économique autour d’une tendance de long terme.
      • Joseph Schumpeter, Les cycles des affaires, 1939 :
        • Explique les cycles économiques par le biais de vagues d’innovations qui impulsent les phases de croissance, produisant leurs effets pendant une certaines périodes de temps avant de laisser place à une phase de contraction de l’économie. Ainsi l’invention des machines à vapeur et de l’électricité lors de la première révolution industrielle expliquerait le premier cycle (1790-1850), l’invention des voies ferrées le second (1850-1896) ; et les produits chimiques le troisième (1896-1940).
        • Dans cette perspective, les crises sont nécessaires et souhaitables dans la mesure ou elles accompagne toujours un processus de « destruction créatrice » des entreprises et techniques obsolètes au profit de nouvelles formes de développement plus efficace ;
  • Les crises politiques sont elles aussi récurrentes et participent de l’évolution de l’organisation de nos sociétés, qui suppose nécessairement des ruptures plus ou moins brutales. La crise politique, en menant soit à la réforme, soit au changement de Gouvernement, s’oppose toujours au statu quo, et constitue par là le passage nécessaire de toute innovation politique majeure :
    • Au XVIIIe siècle : la Révolution Française peut être comprise comme le paradigme  de la crise politique, qui découle elle-même de la pensée des lumières d’une part et d’une conjonction de crises diverses d’autre part. Ainsi la crise économique engendrée par les mauvaises récoltes de l’année 1788, la crise alimentaire qui en découle, la crise financière liée au surendettement du royaume et évidemment la crise du système féodal fondée sur la domination de 98% de roturiers par 1.5% et 0.5% de membres du clergé ont conjugué leur effet pour donner lieu à la Révolution Française.
    • Au XIX et au XXe siècle :
      • Michel Winock, La fièvre hexagonale : entreprend d’analyser de façon systématique les grandes crises politiques qu’a subit la France de la Commune de Paris à mai 1968 :
        • Winock met d’abord en avant leur fréquence en distinguant huit grandes crises en 97 ans, soit une grande crise tous les 12 ans en moyenne, parmi lesquelles
          • La Commune de Paris de 1871
          • Le Boulangisme de 1889 à 1891
          • L’affaire Dreyfus au tournant du XX e siècle
          • Le 6 février 1934
          • Le 10 juillet 1940 où l’assemblée nationale vote les pleins pouvoirs à Pétain
          • Le 13 mai 1958
          • Mai 1968
        • Winock avance que par delà leur diversité, ces crises sont comparables dans la mesure ou elles dérivent toujours d’un aveu de carence de l’autorité publique, privée de force ou d’imagination pour donner dans la continuité une solution à un problème posé
        • Il relève que ces crises sont pour les régimes soit des « crises mortelles » (10 juillet 1940, 13 mai 1958), soit des « crises d’adaptation » (Affaire Dreyfus, mai 1968). Dans tous les cas, ces crises constituent des moments décisifs, facteurs d’évolution de la société.

B. Aujourd’hui, la multiplication des crises de tous ordres semble dissimuler une « crise globale » dont l’ampleur dépasse de loin ses manifestations sporadiques

  1. Les crises multiples qui affectent nos sociétés peuvent être conçues comme les manifestations d’un bouleversement plus global et plus profond

Aujourd’hui, le constat est à la multiplication des crises de tous ordres, qui affectent tous les domaines de la vie publique et privée. Ainsi parle-t-on d’une crise de l’économie, de la connaissance, de l’Etat, des institutions, de la famille, de la civilisation voire de l’homme:

  • La crise est partout au point de ne plus recouvrir à première vue aucun contenu homogène :
    • Edgar Morin, Pour une crisologie : « La notion de crise s’est répandue au XXe siècle à tous les horizons de la conscience contemporaine. Il n’est pas de domaine ou de problème qui ne soit hanté par l’idée de crise. Mais la notion, en se généralisant, s’est comme vidée de l’intérieur »

Cependant, derrière l’apparence d’une infinie pluralité de crises indépendantes les unes des autres, semble se dessiner une crise globale, qui intègre l’ensemble de ces dernières comme des manifestations sporadiques: 

  • Myriam Revault d’Allonnes, La Crise sans fin : Les crises multiformes qui traversent nos sociétés traduisent en fait une crise de sens globale. Celle-ci s’explique par la difficulté de l’homme moderne, qui s’est arraché de la tradition depuis la Révolution, à trouver un sens dans l’histoire.
    • On trouve ici l’influence de l’ouvrage d’Hannah Arendt La crise de la culture, qui avance que la culture est en crise dès lors qu’elle réfute la tradition et l’histoire, sur lesquelles elle s’appuyait traditionnellement.
  • Michel Serres, Le temps des crises: la multiplicité des crises actuelle dissimule une « crise globale » dont les racines plongent dans les transformations profondes que subissent nos sociétés depuis la seconde moitié du XXe siècle notamment. Michel Serres a recourt à la métaphore sismologique pour penser les crises multiformes que nos sociétés traverses comme autant de « tremblements épars », qui trouvent tous leurs sources dans une même « faille géante au niveau des plaques basses ». Ainsi le philosophe met en lumière plusieurs événements qui propulsent les sociétés dans une ère nouvelle, la nouveauté étant ici définie « proportionnellement à la longueur de l’ère précédente que cet événement clôt ». On peut citer:
    • La fin du monde agricole : le pourcentage du nombre de paysans dans la population est passé de 85% en 1850 à 1.5% aujourd’hui. Cet événement, qu’Henri Mendras qualifie comme La fin des paysans, rompt une période qui s’était engagée avec l’invention de l’agriculture en 8 000 avant JC, et qui remonte donc au passage du paléolithique au néolithique.
    • La généralisation de la médecine :
      • D’une part accroît l’espérance de vie :
        • Depuis 1750, l’espérance de vie est passée de 27 ans à 78 ans pour les hommes, de 28 à 85 ans pour les femmes.
        • En 1970, l’OMS a annoncé l’éradication pure et simple de la petite vérole de la surface du monde ;
      • D’autre part change radicalement le rapport des hommes à leur corps en soulageant, voire en effaçant la douleur :
        • Ainsi par exemple l’invention de la péridurale, permettant aux femmes d’accoucher sans douleur, vient rompre une période s’étant engagée avec l’apparition d’homo sapiens il y a 200 000 ans, dont le bassin étroit entrainait nécessairement des douleurs lors de l’accouchement ;
      • L’explosion démographique : la population mondiale est passée de 1 Md d’habitants en 1800 à 7.5 Md en 2016 et devrait atteindre environ 9 Md en 2050 ;
      • Les capacités d’autodestruction de l’espèce humaine dans le cadre de conflits vient elle aussi rompre une période engagée avec l’humanité elle-même :
        • La WWII est le premier conflit de l’histoire ou les hommes tuèrent plus de leurs semblables que ne le firent les microbes et bactéries (60 millions de morts environ) ;
        • Aujourd’hui la bombe A, issue du projet Manhattan, et la bombe H créée dans les années 1950, jusqu’à 3000 fois plus puissante que la première, permettent à l’homme d’assurer sa propre disparition.

 

  1. Cette crise globale mettrait aujourd’hui en jeu directement le rapport de l’homme au monde

Poursuivant sa réflexion, Michel Serres avance que cette crise globale engage en réalité un nouveau rapport de l’homme au monde qui recouvre l’ensemble des crises sectorielles qui nous apparaissent aujourd’hui. En effet, selon le philosophe, l’homme réalise aujourd’hui « qu’il dépend des choses qui dépendent de lui ». Ce « passage d’un jeu à deux à un jeux à trois » explique selon l’auteur toutes les crises que nous traversons aujourd’hui :

  • Ainsi la crise écologique traduit aujourd’hui la prise de conscience du fait que l’homme laisse une « empreinte écologique », donc qu’il exerce par sa démographie et sa production croissante une pression croissante sur les ressources naturelles.
    • GIEC, 5e Rapport, 2014 : estime que le réchauffement moyen depuis est de 0,85 °C sur la période 1880-2012 et que les trois dernières décennies sont « probablement » les plus chaudes depuis au moins mille quatre cents ans.
    • GIEC, 6e Rapport, 2018:
      • Les scientifiques exposent les conséquences d’un réchauffement des températures au-delà de 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels :
        • Ces conséquences sont multiples : vagues de chaleur, extinctions d’espèces, déstabilisation des calottes polaires, montée des océans sur le long terme;
      • En outre, les experts du GIEC avancent que si rien n’est fait pour infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre, on observera une hausse des températures de 5,5° C en 2100 par rapport à l’ère industrielle;
  • De même la crise économique manifeste aujourd’hui en partie les effets des fluctuations spéculatives sur l’économie réelle (production, consommation, emploi, salaires) du fait de l’intrication des systèmes financiers, aboutissant à un risque systémique, et par les liens étroits entre crises financières et crises souveraines :
    • La théorie des bulles spéculatives insiste sur les effets en boucles d’une hausse initiale des prix : les agents n’observent plus les fondamentaux (c-a-d les éléments objectifs d’appréciation de la valeur), mais les anticipations des autres agents, si bien que les phénomènes de hausse (ou de baisse) des prix des actions sont autoentretenus par le biais d’anticipations autoréalisatrices des agents.
      • C’est la parabole keynésienne du concours de beauté (Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936) pour illustrer le fonctionnement des marchés boursiers : les prix des actifs ne sont pas déterminés par leur valeur intrinsèque, mais par la perception qu’ont les acteurs du comportement des autres acteurs. Pour illustrer ce mécanisme, Keynes le rapproche des concours de beauté organisés par un journal londonien de l’époque, consistant à élire les plus belles jeunes femmes parmi une centaine de photographies publiées. Le gagnant est le lecteur dont la sélection se rapproche au mieux des six photographies les plus choisies. En d’autres termes, le gagnant est celui s’approchant au mieux du consensus global.
      • Le comportement moutonnier qui en résulte peut dès lors être rationnel, mais aboutit à des crises majeures. Le Président de la Fed Alan Greenspan avait ainsi qualifié d’exubérance irrationnelle les spéculations qui ont mené à la bulle internet à la fin des années 1990.
    • Dès lors, alors que le prix d’un actif s’est déconnecté de sa valeur fondamentale, une « tâche solaire » (un événement extraordinaire de nature à provoquer l’inquiétude des agents économique) peut suffire pour déclencher une crise :
      • La première crise spéculative connu remonte aux Pays-Bas au 17e siècle, où la rareté et la nouveauté des tulipes poussent leurs prix à la hausse. Dans les années 1630, elles deviennent un objet de spéculation. Cette euphorie dure jusqu’en 1637, où un retournement soudain pousse les acheteurs, pris de panique, à vendre.
  • C’est le cas des crises technologiques ou industrielles qui renversent aujourd’hui le rapport de l’homme au risque, dans la mesure ou celui-ci n’est plus exogène, mais endogène :
    • Ulrick Beck, La société du risque, 1986 : Au moment de la catastrophe de Tchernobyl, Ulrick Beck met en avant le lien entre risque et technique, qui font basculer nos sociétés industrielles vers des sociétés du risque : « Nous avons appris à répondre aux menaces de la nature externe en construisant des cabanes et en accumulant des connaissances. Mais nous nous sommes livrés quasiment sans défense aux menaces industrielles de cette seconde nature intégrée au système industriel ».

 

II) Si la crise présente toujours un risque de régression vers la violence, elle est aussi une opportunité de progression par la réforme

A. La crise présente toujours un risque d’issue régressive vers la violence

  1. La crise peut déboucher sur une régression et une résolution dans la violence

La crise présente toujours le risque de déboucher sur une régression vers la violence :

  • Edgar Morin, Pour une crisologie : explique ce risque par la tentation qu’ont les hommes face à une crise de la résoudre par des « solutions magiques ou imaginaires », qui sont selon l’auteur la voie de la simplicité.
    • Morin a recourt à la métaphore médicale pour indiquer que la crise de l’organisme peut pousser ce dernier à rechercher la responsabilité de corps étrangers afin de les détruire comme des agents infectieux.
    • En ce sens, la crise peut mener à la désignation de bouc émissaires, dont le sacrifice rituel redonne cohérence au groupe dans la crise. Cette interprétation d’Edgar Morin s’appuie sur les travaux de René Girard.
  • René Girard, Le bouc émissaire, 1982 : René Girard pose le postulat d’une rivalité mimétique intrinsèque à toute société : le désir d’une personne pour un objet se propage dans la société de façon mimétique, aboutissant à une « crise mimétique », sorte de « guerre de tous contre tous ». Au paroxysme de cette crise mimétique, la destruction du groupe ne peut être évitée que par un mécanisme salvateur : le tous contre tous peut se transformer en un tous contre un. Ainsi la violence à son paroxysme aura alors tendance à se focaliser sur une victime arbitraire et l’unanimité à se faire contre elle. L’élimination de la victime fait tomber brutalement l’appétit de violence dont chacun était possédé l’instant d’avant et laisse le groupe subitement apaisé et hébété.

De fait, les dernières avancées des neurosciences tendent à démontrer que les situation critiques tendent à ramener les individus à leurs instincts primaires, en remontant le cours de l’évolution et de la civilisation :

  • Régis Debray, Conférence inaugurale sur Walter Benjamin : rappelle les conclusions récentes de la neuroscience selon lesquelles la dissolution des fonctions nerveuses chez un individu en crise affecte en premier lieu non pas le rhinencéphale, où sont logés les instincts et les pulsions, mais le cortex préfrontal, où sont logés les fonctions cognitives. Autrement dit les situation de crises tendent à libérer les instincts et les pulsions jusqu’alors refoulés. Dans la situation de crise profonde dans lesquelles sont plongées nos société, Régis Debray invite dès lors à « garder à l’esprit que la civilisation est une reconquête de chaque jour sur le barbare, le barbare qui en chaque civilisé ou qui se croit tel ne dort que d’un œil ».

 

  1. Les exemples historiques de regression collective en temps de crise sont nombreux

Les exemples historiques de crises en chaînes ayant débouché sur une régression vers la violence sont nombreux. L’exemple paradigmatique demeure la succession de crise entrainée par la crise économique de 1929, et ayant débouché sur la seconde guerre mondiale :

  • Le Krach boursier du « jeudi noir » en 1929, qui résulte de l’éclatement d’une bulle spéculative, a pour conséquence la « Grande Dépression » avec la contraction des agrégat économique (production, consommation, emploi) dans toutes les grandes économies industrialisée tout au long des années 1930. En 1932 en Allemagne, le chômage atteignit son point culminant, avec plus de six millions de chômeurs.
    • La diminution des taux de croissance et l’augmentation des taux de chômage tend à radicaliser les opinions et favorise l’arrivée au pouvoir du NSDAP (Parti National-socialiste des travailleurs allemands) en 1933.
    • Les politiques keynésienne d’investissements massifs de l’Etat dans l’économie visant à relancer la croissance se sont en partie concentrées sur l’ « économie de guerre » donc sur l’industrie de l’armement ;
    • Finalement, le processus auto propulsif dans lequel s’est engagé l’Allemagne s’est auto-entretenu avec le développement d’une idéologie conquérante, qui s’est soldé par l’annexion en 1938 d’une partie de l’Autriche (Anchluss) et des Sudètes en Tchécoslovaquie, puis en 1939 de la Pologne, dont l’invasion déclenche la seconde guerre mondiale.
  • En outre, la montée en puissance des extrêmes du fait de la crise s’est traduit par la désignation de bouc émissaires, notamment dans la communauté juive :
    • Ainsi en France dans les années 1930 et 1940, une vague d’hostilité envers les étrangers se traduit non seulement par la violence des ligues, mais aussi par des mesures juridiques hostiles aux immigrés :
      • Loi de 1934 : adoptée sous la pression des avocats et des médecins réserve l’exercice des professions libérales aux personnes naturalisées depuis dix ans au moins : La Cour de Paris donne une interprétation rétroactive à cette loi à l’encontre des principes républicains, rejetant les candidatures des personnes naturalisées entre 1925 et 1934.
      • En 1938, le mariage avec des étrangers est soumis à autorisation administrative.
      • Le régime de Vichy marque le triomphe du principe ethnique sur les valeurs républicaines :
        • Les étrangers naturalisés depuis 1927 voient leur nationalité retirée ;
        • Devançant les allemands, Pétain promulgue deux statuts des juifs:
          • Premier statut en 1940 exclut les juifs des fonctions permettant d’exercer une autorité ou une influence (fonction publique, cinéma, radio, théâtre) ;
          • Second statut en 1941 confie les entreprises des juifs à des administrateurs gérants et les oblige à se faire recenser, ce qui facilita par la suite leur arrestation et leur déportation.
        • In fine, le génocide juif pendant la seconde guerre mondiale est estimé à 5 à 6 millions de morts ;

B. La crise est aussi génératrice d’une vertu créatrice qui peut permettre sa résolution  

  1. La crise permet de révéler les dysfonctionnements d’un système et de formuler des solutions novatrices permettant sa résolution

En ce qu’elle constitue un « moment critique », la crise constitue aussi une opportunité potentielle de rebondissement :

  • D’abord, la crise présente une première vertu en ce qu’elle révèle (rend visible) un dysfonctionnement et permet un diagnostic. Ainsi les grandes crises qu’a traversé la France ont toujours été des périodes d’émulation intellectuelle propice à la remise en question :
    • Suite à la défaite de Sedan en 1870 face à l’Allemagne, Ernest Renan publie en 1871 La réforme intellectuelle et morale ou il établit le diagnostic d’un échec et propose le pistes d’une réforme globale ;
    • Suite au désastre fratricide de la première guerre mondiale, Paul Valéry publie en 1919 La crise de l’esprit : « Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous sentons qu’une civilisation à la même fragilité qu’une vie ». Et l’auteur d’avancer que la crise militaire finissante et la crise économique fulgurante de l’année 1919 ne doivent pas dissimuler une crise intellectuelle plus subtile et selon lui plus pernicieuse ;
    • Suite à la débâcle militaire de la France en juin 1940, l’historien Marc Bloch publie L’étrange défaite ou il analyse en détail les facteurs explicatifs de la défaite, depuis la sclérose de l’armée et la défaillance de son commandement jusqu’à l’immobilisme des élites.
  • Ensuite, la crise constitue une opportunité pour l’action et pour l’innovation, consistant non pas à rétablir la situation dans son statu quo ante, mais pour faire advenir un nouvel état durablement stable :
    • Les deux guerres mondiales ont permis la mise en place d’une communauté internationale et d’un système juridique afférent, permettant de limiter la survenance des crises militaires internationales et d’en faciliter la résolution :
      • En 1918, le président américain Woodrow Wilson présente ses 14 points dont le dernier consiste en la mise en place de la Société des Nations, dont le pacte sera signé en 1919 à Versailles ;
      • Suites aux échecs de la SDN, lui succédera l’ONU en 1945 avec la signature de la Charte de l’ONU, posant les jalons d’une paix par le droit ;
    • Pendant la seconde guerre mondiale et alors même que la France était occupée en 1944, le Conseil National de la Résistance adopte à la fois un plan d’action immédiat de résistance mais aussi des mesures à appliquer dès la libération du territoire. Ces mesures économiques et sociales, qui seront largement reprises par la Constitution de 1946 et son préambule, organise des nationalisations d’entreprises et posent les bases même du système de protection sociale français qui connu ses heures de gloire pendant les trente glorieuse et qui demeure aujourd’hui une réalité.

Edgar Morin, dans Pour une Crisologie, rappelle que la différence fondamentale entre les issues progressive et régressive d’une crise réside dans la complexification ou au contraire dans la simplification du système qu’elle entrainera : toute progression passe par l’acquisition par le système en crise de propriétés nouvelles, donc d’une complexité plus grande permettant de résoudre les contradictions ayant mené à la crise.

  1. Aujourd’hui, les multiples crises auxquelles font face nos sociétés peuvent être conçue comme des opportunités créatrices permettant leur perfectionnement

Aujourd’hui, les diverses crises que traversent nos sociétés mènent précisément à des proposition radicalement novatrices, et propice semble-t-il à une bifurcation vertueuse de nos sociétés sur plusieurs points clés, chaque fois par le biais d’une complexification des systèmes en question :

  • La crise environnementale semble trouver une voie de résolution par l’internalisation des externalités négatives en termes de pollution au niveau économique, et par la définition de nouvelles normes propres à assurer un développement durable. A partir des années 1970, se sont progressivement mis un place un agenda environnemental, la déclaration de grands principes :
    • Un agenda environnemental international, au sein duquel on distingue :
      • Les sommets de la terre décennaux:
        • Le Sommet de la terre de Stockholm de 1972 donne naissance au Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), organisation dépendante de l’Organisation des Nations unies, créé en 1972, et ayant pour but de coordonner les activités des Nations unies dans le domaine de l’environnement ;
        • Le sommet de la terre de Rio de 1992 débouche sur trois conventions :
          • La Convention sur la diversité biologique (CDB)
          • La Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC)
          • La Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification (CLD)
        • Les conférences des parties (COP, à la CNUCC) se réunissent à un rythme annuel et qui ont pour effet d’apporter des protocoles additifs à la CNUCC :
          • La COP 21 de Paris
          • La COP 22 de Marrakech en 2016
          • La COP 23 en 2017 à Bonn (Allemagne) mais organisé par les îles Fidji : met en avant la problématique de la montée des eaux ;
          • La COP24 en Pologne en 2018
    • La déclaration de grands principes :
      • Lors du sommet de Rio de 1992 sont consacrés plusieurs grands principes :
        • Développement durable :
          • En 1987 le rapport Brundtland définit le développement durable comme « un développement qui répond aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ».
        • Le principe du pollueur-payeur fondé sur une internalisation des coûts de protection de l’environnement et l’utilisation d’instruments économiques, en vertu du principe selon lequel c’est le pollueur qui doit, en principe, assumer le coût de la pollution ;
        • Le principe de précaution selon lequel l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement
      • L’institution progressive de mécanismes contraignants :
        • Le protocole de Kyoto de 1997 est un accord international visant à la réduction des émissions de gaz à effet de serre et qui vient s’ajouter à la CCNUCC. Il est entré en vigueur en 2005.
          • Il engage juridiquement les États à réduire leurs émissions annuelles nationales de gaz à effet de serre de 5 % entre 1990 et 2008-2012 (le protocole est reconduit à Doha en 2012)
          • Le protocole de Kyoto est particulièrement novateur en ce qu’il introduit la logique de marché dans le droit de l’environnement. Ainsi, les États peuvent recourir à des mécanismes de marché pour réaliser leur norme quantitative.
          • Le protocole de Kyoto est entré en vigueur en 2005, après la ratification de la Russie en 2004 qui permet d’atteindre le seuil de 55 Etats requis.
        • L’accord de Paris du 12 décembre 2015 qui doit prendre le relais du protocole de Kyoto :
          • La 21e conférence des Nations Unies sur le changement climatique (COP 21) s’est conclue par l’adoption de l’accord de Paris par les 195 nations représentées. C’est la première fois qu’un accord est adopté par tous les États.
          • L’accord prend la forme d’un protocole additionnel à la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques.
          • L’accord de Paris est entré en vigueur le 4 novembre 2016 car 55 pays représentant 55 % des émissions (minimum requis) l’ont ratifié.
          • L’Accord de Paris fixe de grands objectifs :
            • Prévoit de contenir le réchauffement climatique « bien en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels » et si possible de viser à « poursuivre les efforts pour limiter la hausse des températures à 1,5 °C »
            • Affiche l’objectif d’une transition énergétique avec le désinvestissement dans les énergies fossiles ;
            • Vise la neutralité carbone à horizon 2050 : consiste à diminuer les émissions de GES pour que, dans la deuxième partie du siècle, elles soient compensées par les puits de carbone (forêts, océans, techniques de capture et stockage du carbone)
          • L’Accord de Paris met en place une méthode :
            • Les objectifs annoncés au niveau national seront révisés d’ici 2020 puis tous les cinq ans et les objectifs de réduction des émissions ne pourront être revus qu’à la hausse. Un bilan global de l’accord sera effectué en 2023 puis tous les cinq ans.
            • La démarche adoptée pour cet accord est fortement empreinte de pragmatisme à l’anglo-saxonne : pas d’amende ni mesure de rétorsion ; le protocole de Kyoto en prévoyait mais cela n’a jamais rien donné. Pour être efficace, l’accord adopté a pris un autre parti, celui de la transparence. Plus qu’un devoir, une obligation à laquelle chaque pays aura à se plier en soumettant régulièrement ses objectifs de réduction d’émission de gaz à effet de serre (GES) à des grilles de renseignements et d’analyses communément partagées et compréhensibles par tous
  • La crise économique a contribué au renforcement du système de régulation des activités spéculatives notamment.
    • La crise a révélé les failles du système financier mondial. Elle trouve son origine directe dans le marché des subprimes, un sous-segment du marché hypothécaire américain de taille modeste (environ 1000 Mds de $ à l’été 2007, soit 7% du PIB américain), mais s’est répandue à l’ensemble de l’économie financière du fait de l’exposition des banques au secteur du logement américain (faillite de Lehmann Brothers le 15 septembre 2008), puis s’est muée en crise des dettes souveraines par le biais de l’intervention massive des Etats et Banques Centrales pour recapitaliser les banques et ajouter de la liquidité sur les marchés.
    • La crise a donc engendré un vaste mouvement de « re-réglementation » :
      • La loi bancaire du 26 juillet 2013 :
        • Sépare au sein des banques les activités « utiles  des » activités spéculatives et à interdire les activités « préjudiciables » (placées dans une filiale séparée à compter du 1e juillet 2015)
        • Met en place le Haut Conseil de la Stabilité financière (HCSF) chargé de veiller au bon fonctionnement du système financier et d’en limiter les risques en définissant des mesures de politique macroprudentielle ;

 

Conclusion : La crise est donc profondément ambivalente. Elle porte en elle risque et chance, risque de régression, et chance de progression. De fait, la France n’a pas échappé, dans son histoire, aux risques qui accompagne la crise. Cependant, elle n’a pas moins, chaque fois, tiré leçons et opportunité des moments difficiles qu’elle a traversé, comme le remarquait de Gaulle :

  • De Gaulle, conférence de presse du 19 mai 1958 : « Vieille France, accablée d’Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche de la grandeur au déclin, mais redressée, de siècle en siècle, par le génie du renouveau ! ».

 

Pour aller plus loin :

  • Ici une conférence vidéo d’Edgar Morin où il expose les principaux arguments de son livre Pour une crisologie ;
  • Ici une conférence vidéo de Michel Serres où il expose les principaux arguments de son livre Le temps des crises

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