Que peut-on encore attendre de l’État ?

  • Accroche : Le mouvement des gilets jaunes qui s’est amorcé en novembre 2018 révèle les attentes contradictoires d’une partie de la population face à l’État. Ce mouvement, né d’un sentiment de défiance vis-à-vis de l’État (contestant les fondements du pouvoir étatique que sont la politique fiscale et sécuritaire), a paradoxalement débouché sur une demande d’intervention accrue de l’Etat, appelant à un renforcement des politiques publiques en matière de sécurité sociale, de protection des frontières, de préservation environnementale ou encore de protectionnisme économique. Ainsi la fragilisation du « consentement à l’Etat » s’accompagne paradoxalement d’un renforcement des revendications, d’ailleurs souvent irréalistes, portées à cette institution.

 

  • Définitions :
    • L’État, qui vient du latin Stare (se tenir debout), se définit depuis la Convention de Montevideo de 1933 comme « l’autorité souveraine qui exerce son pouvoir sur la population habitant un territoire déterminé et qui à cette fin est doté d’une organisation permanente ».
  • L’État s’est progressivement imposé, dans le monde et tout particulièrement en France, comme l’institution centrale de la sphère sociale :
    • Partout dans le monde, l’Etat s’est imposé par le contrat social comme l’institution de base de la vie sociale, et les rares « sociétés sans Etat » dont l’État a « failli » sont aujourd’hui des zones de non-droit, à l’image de la Somalie ;
    • En France, l’État occupe une place toute particulière, puisqu’« il n’y a de France que grâce à l’Etat. La France ne peut se maintenir que par lui », selon les termes employés par le général de Gaulle 1960 pendant la crise algérienne.
      • L’État s’est développé très tôt en France, puisque ses prémices apparaissent dès le XIIIe siècle sous la dynastie des Capétiens. L’institution étatique s’est ensuite renforcée au fil des siècles par une logique de centralisation administrative.
      • L’État s’est imposé comme le socle sur lequel la Nation s’est construite, contrairement à des pays comme l’Italie et l’Allemagne où la Nation (c’est-à-dire le sentiment d’appartenance collective) a précédé l’apparition de l’institution étatique.
      • L’État est aujourd’hui encore le fondement de l’unité républicaine.

  • Dans la période récente cependant, l’Etat fait face à une forme discrédit et d’impuissance :
    • L’État est critiqué par les tenants du libéralisme qui voient dans cette institution un obstacle au libre déploiement de la société civile, et qui appellent à son recentrement autour de ses compétences régaliennes minimales ;
    • L’État est contourné par l’émergence d’autres sphères de pouvoirs qui pour certaines échappent à son emprise, à l’image des sphères financières ou virtuelles intrinsèquement transnationales ;
    • L’État est concurrencé par le développement d’ensembles politiques qui le dépossèdent d’une part de sa souveraineté, à l’image de l’Union Européenne et des collectivités territoriales ;
    • L’État est contraint par les nécessaires restrictions budgétaires auxquelles il doit se plier et qui limitent sa capacité à assurer l’ensemble des fonctions qu’il a historiquement endossé, comme en témoigne la crise actuelle de l’État Providence.
    • Ces difficultés multiples se traduisent par une forme de désenchantement qui frappe aujourd’hui l’État, du point de vue des administrés qui le perçoivent comme une institution mutique, impuissante ou absente, mais aussi du point de vue des responsables politiques qui confessent leur non-omnipotence :
      • Lionel Jospin avait ainsi risqué publiquement, en 1999, une phrase sincère et juste, mais qui lui coûta politiquement : « L’État ne peut pas tout ».
  • Problématique : Faut-il se résoudre à un recentrement de l’Etat autour de ses compétences régaliennes minimales ?

I) Traditionnellement caractérisé par son omnipotence, l’État souffre aujourd’hui d’une forme d’impuissance

A. Les citoyens ont longtemps pensé que l’État pouvait tout, notamment en France

  1. L’Etat trouve son origine dans le contrat social, qui lui confère plusieurs tâches régaliennes ou souveraines indispensables à la vie en société

L’État trouve son origine dans le Contrat social qui lui confère plusieurs tâches régaliennes ou souveraines indispensables à la vie en société. Les diverses théories contractualistes postulent un état de nature imaginaire, permettant d’envisager l’institution de l’État comme le fruit d’un contrat entre celui-ci et la société civile et visant à répondre à des besoins fondamentaux :

  • Le besoin de sécurité :
    • Hobbes, Léviathan, 1651 : L’état de nature est défini comme une « guerre de tous contre tous » dans lequel chacun, guidé par deux instincts que sont la peur (Fear) et la fierté (Pride), cherche à préserver sa vie. Le contrat social intervient donc pour assurer la sécurité des contractants, en aliénant en échange une partie de leurs libertés individuelles.
  • La sauvegarde de la liberté et de la propriété privée :
    • Locke, Second Traité du gouvernement civil, 1690 : L’état de nature est caractérisé selon Locke par les droits naturels que sont la liberté individuelle et la propriété privée, que chacun veut préserver. Le contrat social intervient pour assurer la sauvegarde de ces deux droits naturels, donc pour garantir l’état de nature en lui donnant une existence légale.

De fait, historiquement, l’État s’est construit autour de la monopolisation progressive de plusieurs fonctions dites « régaliennes » ou « souveraines ». À partir de la dynastie des capétiens (Philippe Auguste, Saint Louis et Philippe Le Bel) au XIIIe siècle, les monarques se sont efforcés d’imposer le monopole de l’État sur les fonctions :

  • Monétaire, par le monopole de battre monnaie ;
    • En 1265, Saint-Louis proclame son droit de faire circuler sa monnaie dans tout le royaume. L’année suivante, il créé le gros, une monnaie d’or.
  • Fiscale, par le prélèvement autoritaire de l’impôt ;
  • Judiciaire, par le monopole de rendre justice :
    • La justice royale s’est imposée sur les justices féodales sous le règne de Saint-Louis qui se fit représenter en train de rendre la justice par le peintre Georges Rouget (Saint Louis rendant la justice sous le chêne de Vincennes)
    • Jean Bodin, Les six livres de la République, 1676 : l’attribut principal de l’État souverain est la puissance de donner et de casser la loi : « La vraie science de Prince est de juger son peuple ».
  • Sécuritaire, à l’extérieur du royaume mais aussi à l’intérieur puisque l’Etat est défini par Max Weber (Le savant et le politique) comme l’entité qui « revendique avec succès le monopole de la violence physique légitime »

  1. Toutefois, l’État a étendu ses activités bien au-delà de ses seules missions régaliennes traditionnelles, dans une logique interventionniste

Au-delà des missions régaliennes dont il a historiquement la charge, l’État a fait preuve d’un interventionnisme croissant au fil du temps, avec une démultiplication de ses domaines de compétence et d’intervention :

  • Pierre Rosanvallon, L’État en France de 1789 à nos jours : Rosanvallon identifie plusieurs figures de l’État qui s’ajoutent les unes aux autres à mesure que ses fonctions se diversifient :
    • L’État apparaît historiquement au XIIIe siècle avec la figure d’un « Léviathan démocratique », par le biais d’une fonction sécuritaire, aux frontières (État guerrier) mais aussi sur le territoire (Etat gendarme)
    • Après la Révolution, l’État adopte la figure de l’ « instituteur du social ». En effet, alors que la Révolution a fait table rase des institutions intermédiaires telles que l’Église et les corporations qui intervenaient traditionnellement dans le champ social, il est revenu à l’État de combler le vide ainsi créé et de « gérer une société d’individus » par une intervention directe dans le champ social (développement des prisons et des écoles publiques à partir du XIXe siècle notamment).
    • Au sortir de la seconde guerre mondiale, l’État adopte la figure de l’État providence, qui agit comme un « réducteur d’incertitudes ». L’État sort du rôle minimal d’assistance qu’il occupait jusque-là, pour prendre en charge directement une fonction assurantielle des individus face aux risques qui découlent naturellement de la vie (chômage, pauvreté, retraite).
    • Enfin, progressivement à partir de la WWII, l’Etat s’impose comme un régulateur de l’économie avec :
      • La montée en puissance de l’Etat keynésien, chargé d’intervenir par la voie fiscale et budgétaire pour stabiliser et dynamiser l’Économie ;
      • Les vagues de nationalisations d’entreprises en 1936, 1946 et 1982 notamment.

Parallèlement à la multiplication de ses formes d’intervention, l’Etat s’est organisé sous une forme « bureaucratique », par le biais de la structuration de la fonction publique notamment :

  • Max Weber, La politique comme vocation (in Le savant et le politique) : identifie la structuration progressive d’une classe de fonctionnaires, recrutée par concours, hiérarchisée et dont la légitimité repose sur la compétence. Weber conçoit la bureaucratisation de l’organisation administrative comme une conséquence du progrès de la rationalité qui caractérise les sociétés modernes, et comme un des éléments de l’autonomisation de l’État.
  • Aujourd’hui, la fonction publique est composée de 5,6 millions d’agents (2,4 millions dans la fonction publique d’Etat ; 1,9 million dans la fonction publique territoriale ; 1,2 million dans la fonction publique hospitalière), soit 21% du total des emplois en France.

B. Aujourd’hui, beaucoup estiment, pour s’en réjouir ou le déplorer, que l’État ne peut plus rien

  1. Des courants philosophiques pourtant opposés annoncent depuis longtemps le « dépérissement de l’État »

Historiquement, trois courants philosophiques plaident en faveur d’une réduction, voire d’un dépérissement de l’État, qu’ils considèrent comme souhaitable et inéluctable :

  • L’anarchisme tel qu’il s’est développé au XIXe siècle repose sur le postulat que les hommes sont par nature bons et sociables et que l’organisation des masses en communautés est spontanée.
    • Dans la pensée anarchiste, l’ordre naît de la liberté, tandis que les pouvoirs engendrent le désordre. Dès lors, l’anarchisme rejette l’intervention de l’État, conçu comme une entreprise de domination et d’oppression, et se prononce en faveur d’une libre coopération des individus producteurs dans une dynamique d’autogestion, selon la devise « ni Dieu ni maître ».
  • La critique marxiste selon laquelle l’État n’est qu’une superstructure politique entièrement déterminée par l’infrastructure économique, c’est-à-dire un instrument de domination de la classe bourgeoise définie comme la classe qui détient les moyens de production. Dans la logique marxiste, la superstructure étatique est destinée à disparaître naturellement (faute de fonction) une fois la société de classes abolie : c’est le « dépérissement de l’État », tel que défini par Engels :
    • Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État : « Dès qu’il n’y a plus de classe sociale à tenir dans l’oppression, il n’y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir d’oppression, l’État. L’État n’est pas aboli, il dépérit » ; 
    • Il s’agit non pas de détruire l’État, mais de le conquérir pour ensuite mettre en place, par le biais d’une dictature du prolétariat transitoire, les conditions économiques de son dépérissement.
  • Le libéralisme est fondé sur la valorisation de l’autonomie de l’individu et de la société civile vis-à-vis de l’État. Ainsi le libéralisme se prononce en faveur d’une différenciation entre les sphères, par opposition à l’indifférenciation totalitaire ou communiste :
    • Aux yeux des libéraux, l’État doit être limité à ses fonctions régaliennes essentielles :
      • Au nom de l’efficacité économique :
        • Adam Smith, La richesse des Nations : c’est la recherche par chacun de son intérêt individuel qui permet d’aboutir à une forme d’équilibre entre des intérêts divergents : c’est la « main invisible » de l’Économie civile et marchande, qui s’oppose à la main visible de l’État.
      • Au nom de la préservation des libertés individuelles :
        • Tocqueville, De la démocratie en Amérique: Tocqueville avance que l’individualisme propre aux sociétés démocratiques risque d’aboutir à un délaissement de la sphère publique propice à un « despotisme doux », « poison de la démocratie ». Face à ce risque, Tocqueville insiste sur la nécessité d’une forte vitalité de la société civile afin de conserver le contrôle du pouvoir politique étatique, à travers :
          • Les associations qui affermissent le tissu social ;
          • La religion qui guide et modère la démocratie ;
          • La presse, qui structure l’opinion publique et qui peut défendre les libertés contre le pouvoir politique ;
          • Le pouvoir local, communal notamment, empreint d’un esprit de liberté vis-à-vis du pouvoir central ;
        • Friedrich Hayek, La route de la servitude, 1944 : Hayek soutient que l’interventionnisme de l’État a tendance à toujours empiéter davantage sur les libertés individuelles et qu’il peut progressivement conduire au totalitarisme, c’est-à-dire à la servitude des peuples, par un mécanisme de réactions en chaîne : ainsi la planification de l’Économie par l’État (via le contrôle étatique de la production et des prix) induit nécessairement un contrôle des salaires, de l’embauche et de la consommation, puis, à terme, l’institution de systèmes de contrôle des oppositions.
      • Avec le tournant libéral des années 1980, l’État est ainsi apparu comme un problème :
        • Margaret Thatcher a mis en cause l’existence de la Société en tant qu’espace de solidarité (« there is no such thing as society »)
        • Ronald Reagan a renversé la vision étatiste traditionnelle en avançant que « l’État n’est pas la solution à nos problèmes, il est le problème ».

Plus globalement, on observe un mouvement de désaffection de la population vis-à-vis de l’État, qui se traduit notamment par une défiance vis-à-vis des hauts administrateurs :

  • Dès le XIXe siècle, avec la structuration d’une fonction publique de plus en plus forte, les plumes les plus attentives à leur époque ont mis en avant avec ironie les dérives souvent grotesques de l’État bureaucratique, ainsi que la bassesse et l’oisiveté des hauts fonctionnaires :
    • Balzac, Les employés, 1838 : Balzac narre le plan d’un chef de bureau ambitieux, Xavier Rabourdin qui, en vue d’obtenir un avancement, élabore un projet de réforme administrative. Toutefois, malgré la qualité du projet qu’il avance, celui-ci sera méticuleusement mis en échec par un petit cercle d’employés médiocres et comploteurs dont les intérêts s’opposent à ceux de Rabourdin. Finalement, Rabourdin se voit refuser son avancement, et donne sa démission.
    • Courteline, Messieurs les ronds-de-cuir : jeune rédacteur au ministère des Cultes et futur ministre, René Lahrier pratique l’absentéisme avec persévérance, et n’échappe à la sanction que grâce aux errements de son supérieur hiérarchique direct, distrait lui-même par son penchant pour les soirées cabarets au Chat Noir : « À l’angle du boulevard Saint-Germain et de la rue de Solférino, un régiment de cuirassiers qui regagnait au pas l’École militaire força Lahrier à s’arrêter. Il demeura les pieds au bord du trottoir, ravi au fond de ce contretemps imprévu qui allait retarder de quelques minutes encore l’instant désormais imminent de son arrivée au bureau, conciliant ainsi ses goûts de flâne avec le cri indigné de sa conscience. Il pensa : -Diable ! encore un jour où je n’arriverai pas à midi. Et les mains dans les poches, achevant sa cigarette, il attendit la fin du défilé ».
  • Aujourd’hui encore, la haute administration fait l’objet de critiques violentes :
    • Aurélie Boullet, Absolument dé-bor-dée, ou le paradoxe du fonctionnaire : haute fonctionnaire territoriale, Aurélie Boullet publie en 2010 (sous pseudonyme) un ouvrage satirique, relatant de façon ironique les dysfonctionnements d’une collectivité territoriale fictive, « une mairie près de Paris ». Reprenant les critiques traditionnellement portées à la fonction publique, elle dresse le portrait d’une administration où la vocation pour le service public n’est plus qu’un prétexte, systématiquement dévoyé par l’incompétence, le clientélisme et la cooptation.
      • « Les deux fonctionnaires que je retrouve devant la machine à café du service sont manifestement en train de compulser les journaux à l’affût de l’épidémie à la mode dont ils pourraient être les prochaines victimes. – La grippe, c’est à partir de quand ? Deux gastro en deux semaines, c’est plausible ? demande anxieusement l’un des deux tout en versant une dose de sucre dans son cappuccino. – Va voir mon toubib, tu lui dis que tu es déprimé, il t’arrête… quinze jours, facile… »

 

  1. De fait, on observe aujourd’hui un « retrait de l’Etat » depuis la fin des années 1970

Au sortir des Trente glorieuses qui avaient marqué l’apogée de l’interventionnisme étatique, on observe à partir de la fin des années 1970 un processus de « retrait de l’État », qui s’explique de plusieurs façons :

  • L’État est contraint dans la mesure où ses capacités d’intervention diminuent du fait des contraintes budgétaires qui pèsent sur lui, notamment depuis les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 qui ont ralenti la croissance.
    • Alors que la dette publique a dépassé les 99% du PIB en 2018, les capacités d’intervention économiques sont fortement limitées.
    • En 2007 déjà, peu après sa prise de fonction en tant que Premier Ministre, François Fillon s’était déclaré « à la tête d’un État en faillite ».
    • Ainsi les politiques publiques les plus coûteuses, à l’image de l’État providence, se sont trouvées affaiblies :
      • Pierre Rosanvallon, La crise de l’État providence, 1981 : la fin de la forte croissance des Trente Glorieuses (1945-1973) remet en cause le mode de financement de la Sécurité sociale en surenchérissant le coût du travail. Dans le même temps, la prise en charge sociale et économique des victimes de la récession accroît les dépenses, de sorte que c’est l’avenir même de l’État providence qui est hypothéqué.
  • L’Etat est contourné du fait d’une « dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale », avec l’émergence de flux globaux qui échappent par nature à son emprise :
    • Susan Strange, Le retrait de l’État, Dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale : pour Susan Strange, le pouvoir est la capacité d’écrire les règles du jeu de la mondialisation dans les quatre domaines fondamentaux que sont la sécurité, la production, la finance et le savoir. Or l’auteure avance que les États ont perdu le monopole qu’ils détenaient en la matière, au profit d’acteurs en développement qui se jouent des frontières nationales, à l’image des grandes multinationales, des ONG, mais aussi des mafias. Susan Strange identifie trois grandes causes du retrait de l’État :
      • La déterritorialisation  avec l’émergence d’acteurs par essence transnationaux (ONG) mais aussi de risques globaux (virus informatiques, changement climatique etc. )
      • La dérégulation avec la multiplication des sources de droit non-étatiques, à l’image du droit de l’Union Européenne ;
      • La démonopolisation des États de certains de leurs domaines d’attributions traditionnels comme en témoigne le développement des sociétés privées militaires (black-water aux EU) ou de sécurité.
        • Ainsi en France, les entreprises de sécurité privée emploient aujourd’hui 170 000 personnes, contre 242 000 personnes pour la police et la gendarmerie. Le principe de monopole de la violence légitime par l’État est directement remis en cause par la privatisation de la sécurité.
  • L’Etat est concurrencé, par l’émergence ou le renforcement d’échelons politiques différents, infra-étatiques ou supra-étatiques vers lesquels sont transférées des compétences qui appartiennent traditionnellement à l’État.
    • Pierre Muller, Entre local et global, la crise du modèle français de politiques publiques, 1992 : le modèle français, fondé sur la centralité de l’État, connaît une crise avec le double mouvement de décentralisation et de supranationalisation. Aujourd’hui en effet :
      • Les collectivités territoriales « s’administrent librement » au titre de l’article 72§2 de la Constitution
      • L’Union Européenne reconnaît que « les États membres ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains » (CJCE, 1964, Costa c/Enel)

In fine, l’échelon étatique pourrait apparaître comme frappé de caducité, « trop grand pour gérer les petites choses, et trop petit pour gérer les grandes choses » (Daniel Bell).

 

II) Alors que l’institution étatique demeure indispensable à la cohésion de la société, le « retour de l’État » est aujourd’hui conditionné par sa « réinvention »

A. L’État demeure une institution indispensable pour organiser le vivre ensemble, comme en témoigne aujourd’hui la forte demande d’État en période de crise

  1. L’État demeure une institution indispensable pour organiser le vivre ensemble

Aucune forme sociale ou politique ne semble susceptible de remplacer l’État à brève échéance. En effet :

  • L’État demeure le garant de la primauté l’intérêt général sur les intérêts particuliers et catégoriels :
    • Conseil d’État, Rapport public de 1999. Réflexions sur l’intérêt général : l’État est « seul capable, non seulement de réaliser, lorsque c’est nécessaire, la synthèse des intérêts qui s’expriment au sein de la société civile, mais de contribuer à dépasser les égoïsmes catégoriels et à prendre en compte les intérêts des générations futures »
    • Jean Marc Sauvé, Servir l’État aujourd’hui (allocation prononcée en 2018) : « Conformément à son étymologie – stare –, l’État est ce qui nous tient debout ; il est le corps dans lequel s’incarne notre projet commun. Notre pacte social est indissolublement lié à la conception d’un État unitaire sur lequel s’est construite la Nation et qui tire sa légitimité de son rôle de garant de la cohésion nationale et de l’intérêt général. Cet intérêt n’est pas, vous le savez, la somme des intérêts particuliers qui s’expriment dans notre société, ni même un agrégat d’intérêts collectifs. L’intérêt général est, dans notre pays, ce qui nous est commun, ce qui nous rassemble, nous élève au-dessus de nos conditions et transcende les intérêts individuels. Il est, dans notre conception volontariste, l’expression de la volonté générale, exprimée par la Constitution et la loi, interprétée par le juge et mise en œuvre par le pouvoir exécutif. L’État, en faisant primer le Bien commun et l’intérêt général, prend part à l’édification d’une société intégrée et unifiée qui serait autrement traversée par des tensions insoutenables entre les intérêts individuels ou collectifs multiples qui la traversent ». 
  • L’État demeure le garant de la continuité et de la stabilité indispensable à la société, par opposition à l’imprévisibilité et aux fluctuations qui affectent la société civile. En ce sens, l’État demeure le « maître des horloges » :
    • Philippe Delmas, Le maître des horloges, modernité de l’action publique, 1992 : face à la société civile du tout-marché soumise à des cadences insoutenables, la principale force de l’État réside dans sa capacité à imposer à la société son propre rythme, plus lent certes, mais aussi plus propice à la réflexion, et donc à la régulation qui est au cœur de ses attributions : « l’État est le gardien des horloges, le pourvoyeur de la lenteur nécessaire, inaccessible aux marchés parce que contraire à la rapidité qui fait leur force. » ;
    • Le Président de la République Emmanuel Macron fait régulièrement référence à cette notion, annonçant par exemple aux journalistes en 2017 : « Je resterai le maître des horloges, il faudra vous y habituer ».
  • L’État demeure le principal espace de la solidarité, à travers notamment les mécanismes de fiscalité redistributives ;
  • L’État est enfin le cadre de l’expression démocratique, qui repose en France sur le concept de souveraineté nationale et sur l’organisation d’élections par l’État ;
  • L’état demeure enfin une institution protectrice :
    • Contre l’insécurité (état gendarme)
    • Contre les aléas de la vie (État providence)

 

  1. La période de crise économique et sécuritaire actuelle se traduit d’ailleurs par une forte demande d’État

Le besoin d’État n’a jamais été aussi pressant pour amortir les chocs auxquels nous sommes confrontés en temps de crises. Ainsi les crises économiques, écologiques, sécuritaires ou migratoires auxquelles sont confrontées les sociétés occidentales se traduisent par une demande accrue d’intervention de l’État :

  • Comme instance protectrice :
    • Tout comme les attentats du 11 septembre 2001 se sont traduits par un renforcement de la législation en termes de sécurité aux Etats-Unis, les attentats du 13 novembre 2015 ont motivé l’application, en France, de la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence, qui a notamment pour effet de renforcer les pouvoirs du préfet en matière de lutte contre le terrorisme, puis sa traduction partielle en droit commun par la loi du 30 octobre 2017.
  • Comme instance de régulation :
    • Régulation économique : Après avoir limité l’ampleur de la crise amorcée en 2008 en renflouant directement les banques systémiques, l’Etat s’est attaché à réguler l’activité bancaire :
      • La loi bancaire de 2013 de séparation et de régulation des activités bancaires renforce le pouvoir des autorités publiques de contrôle sur l’activité des banques (Autorité de contrôle prudentiel) et impose la séparation au sein des banques des activités utiles au financement de l’économie et des activités purement spéculatives.
    • Régulation environnementale : l’Accord de Paris du 12 décembre 2015 sur le climat dans le cadre de la COP 21 a débouché sur un accord engageant 195 États à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, dans le but de stabiliser le réchauffement climatique dû aux activités humaines « nettement en dessous » de 2°C d’ici à 2100 (par rapport à la température de l’ère préindustrielle) en renforçant les efforts pour atteindre la cible de 1,5°C. C’est bien une coopération d’États qui permet ici la lutte contre le réchauffement climatique.

 

B. La pérennité du rôle de l’Etat est cependant conditionnée à une modernisation continue de son action et à sa meilleure articulation avec la société civile

  1. L’État doit continuellement adapter son action par le biais de la réforme

Le souci de réformer l’État est ancien et passe d’abord par la réforme administrative, thème récurrent depuis la fin du XIXe siècle, devenu depuis les années 1960 une politique publique à part entière :

  • L’ambition réformatrice de l’Etat apparaît dès la fin du XIXe siècle, et ressurgit régulièrement depuis :
    • Dans les années 1870, la défaite de l’Etat français face à la Prusse appelle selon de nombreux observateurs à une « réforme intellectuelle et morale » (Renan) mais aussi à une réforme administrative :
      • C’est dans ce contexte qu’est créée en 1872 l’École libre des sciences politiques (Sciences Po Paris) par le journaliste Émile Boutmy, qui prépare aux concours administratifs et ainsi, contribue à former des cadres performants pour l’État.
    • Le thème de la réforme de l’État réapparaît pendant l’entre-deux-guerres :
      • Léon Blum publie en 1918 ses Lettres sur la réforme gouvernementale ;
      • Gaston Doumergue présente devant le président du conseil un « projet de réforme administrative » en
  • Cependant, la réforme de l’État devient véritablement une préoccupation constante et première à partir des années 1960 :
    • Philippe Bezes, Réinventer l’Etat : Philippe Bezes parle d’un « souci de soi de l’État », qui, afin de se maintenir en tant que cadre pertinent de la vie politique et démocratique, analyse ses défaillances et tente de les résoudre par la réforme. La réforme de l’État se structure à partir des années 1960 comme une politique publique à part entière, transversale. Philippe Bezes distingue plusieurs périodes qui correspondent chacune à l’application d’une nouvelle rationalité politico-administrative :
      • Années 1960 : rationalisation des choix budgétaires prétendant à un Gouvernement rationnel ;
      • Années 1970 : Effort de transparence administrative (lois du 6 juillet 1978 et du 11 juillet 1979) ;
      • Années 1980 : logique décentralisatrice (lois du 2 mars 1982, du 7 janvier et du 22 juillet 1983) et réinvention du statut de la fonction publique (loi du 13 juillet 1983, lois de 1984) ;
      • Années 1990 : Émergence d’un Gouvernement managérial dont témoignent les gouvernements Rocard (1983) et Juppé (1996) ;
      • Années 2000 : logique du New Public Management (Nouvelle Gestion Publique), venue des pays anglo-saxons sous l’influence d’auteurs comme Osborne et Gaeblert, (Reinventing Government, 1993) qui inspire la LOLF (2001), la RGPP (2007-2012) et la MAP (2012).
    • Dans la continuité de la RGPP et de la MAP, le Gouvernement Philippe a mis a place un « Comité action publique 2022 » afin de dessiner une vaste réforme de l’Etat sur le quinquennat, qui passera notamment par une diminution de la dépense publique. L’objectif est de s’inspirer des politiques conduites en Scandinavie, afin de mettre en place un cercle vertueux sur plusieurs années en associant réforme fiscale et réforme de l’État : faire des économies pour investir dans la croissance, ce qui permettrait de générer d’autres économies à plus long terme et de continuer ainsi à investir et à réformer.

 

  1. Une meilleure articulation avec la société civile

La modernisation de l’Etat ne se limite pas à la réforme de son administration. Elle recouvre aussi la nécessité de repenser l’articulation entre l’État et la société civile, qui doit être fondée sur le principe de subsidiarité selon lequel une autorité centrale ne doit effectuer que les tâches qui ne peuvent pas être réalisées de façon satisfaisante aux échelons inférieurs :

  • Michel Crozier, État modeste, État moderne : stratégie pour un autre changement, 1987 : Crozier avance que la société post-industrielle est caractérisée par une capacité de plus en plus limitée de l’État à suivre le rythme des évolutions qui se font jour au sein d’un société civile toujours plus dynamique. C’est pourquoi ses tentatives d’intervention, dans le domaine économique notamment, sont inefficaces, voire contreproductives. Selon l’auteur, les dirigeants de l’État doivent accepter et intégrer cet état de fait, afin de mettre véritablement l’État au service de la société civile. Cela suppose une réforme de l’administration dans le sens d’une plus grande efficacité, mais aussi une nouvelle approche de la gouvernance et de la prise de décision :
    • Selon Crozier, un « État arrogant » ou « omniprésent » est nécessairement « impotent », car il ne sait qu’ordonner à partir de principes abstraits et de vues générales, sans prendre véritablement en compte le point de vue des acteurs de la société civile ;
    • À l’inverse, l’auteur invite les responsables politiques et administratifs à adopter une attitude de modération qui délaisse les grands élans idéologiques au profit d’une attitude de facilitation et de coordination : «seul un État modeste peut se révéler actif, car il est seul en mesure d’écouter la société, et de les servir en les aidant à réaliser eux-mêmes leurs objectifs ». Ainsi l’État doit privilégier les partenariats et les contrats plutôt que l’acte unilatéral : « À un État stratège en chambre, doit succéder un État amiable compositeur, coordinateur et facilitateur »
  • Zaki Laïdi, La grande perturbation, 2004 : Laïdi s’interroge sur le devenir de la souveraineté étatique traditionnelle dans le cadre de la mondialisation néo libérale. Il propose de concevoir la souveraineté de l’Etat comme fonctionnelle et opérationnelle. La souveraineté de l’État est nécessairement amenée à s’articuler avec d’autres sources d’impulsion et d’organisation, et toute volonté de maintenir tel quel le principe d’intangibilité de l’État buterait sur le réel et s’avérerait contreproductive. Pour garder un rôle légitime et nécessaire, l’État doit accepter le partage concurrentiel de son rôle traditionnel avec d’autres échelons (qu’il soient infra-étatiques ou supra-étatiques, publics ou privés) en s’assurant toujours que le principe de subsidiarité soit respecté.

Cette meilleure articulation avec la société civile ne suppose pas le retrait de l’État, ni son abdication. Au contraire, celui-ci gagne à accompagner de façon proactive les évolutions sociales, en matière économique notamment. Ici, l’État moderne est aussi un État stratège, qui – pour rester maître des horloges – doit disposer de fortes capacités de prospective, lui permettant d’agir de façon performante dans un monde complexe :

  • La loi de Finances pour l’année budgétaire 2018 a mis en place un plan d’investissement de 57 milliards d’euros, destiné à « accélérer l’adaptation de la France aux enjeux du XXIe siècle ».
    • Quatre domaines ont été identifiés :
      • La transition écologique
      • La formation
      • La compétitivité avec la prolongation du programme d’investissements d’avenir
      • La transformation numérique de l’Etat
    • L’économiste Jean Pisani Ferry, qui a supervisé ce plan d’investissement, a présenté celui-ci comme le retour de l’État comme acteur stratégique primordial : « Il y a trente ou quarante ans, l’Etat prenait des risques, rappelle-t-il. Ce fut le cas avec le programme électronucléaire ou le Minitel. Mais depuis, ce n’est plus le cas. L’État est devenu extraordinairement court-termiste, à l’exception des plans d’investissements d’avenir [57 milliards d’euros d’investissements lancés en trois vagues depuis 2010]. L’idée du plan est de rétablir une culture de l’innovation et du long terme dans la sphère publique. »

 

Conclusion : « Il faut que tout change pour que rien ne change ». La célèbre réplique du Guépard (Giuseppe Tomasi di Lampedusa) s’applique aujourd’hui à l’État. On peut encore attendre et souhaiter de l’État l’application pleine et entière de ses fonctions régaliennes traditionnelles, qu’elles relèvent de la sécurité publique ou de la politique étrangère. On peut de même attendre de l’État qu’il intervienne dans le champ social, par le biais de politiques ambitieuses en matière économique et de protection sociale notamment. Cependant, pour conserver toute sa place, l’État doit s’adapter. La poursuite de la réforme de l’administration et une meilleure articulation entre État et société civile apparaissent ici nécessaires. Au-delà de ces adaptations indispensables, l’avenir de l’État demeure conditionné par sa capacité à se doter d’un grand projet fédérateur, capable de mobiliser les énergies et de refonder sa légitimité :

  • Michel FoucherL’État ne doit pas rendre les armes (revue Esprit, février 2013), invite à « redonner sens à l’Etat » : « le besoin est patent de l’expression d’une ligne générale, conçue et énoncée par l’autorité élue, et dont le fil rouge serait de définir les atouts et les objectifs de la France. Nous ne sommes pas ici dans le registre de la promesse électorale mais du grand dessein ».

 Pour aller plus loin :

  • Ici une conférence de la juriste de droit international Brigitte Stern sur le thème « L’État souverain face à la mondialisation ».

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