Faut-il abolir les frontières?

  • Accroche : On observe dans la période récente un mouvement inattendu de « retour des frontières », dont témoignent la signature par Donald Trump en 2017 d’un décret prévoyant la construction d’un mur de 200 km entre les Etats-Unis et le Mexique, le rétablissement de frontières physiques fortes dans plusieurs Etats d’Europe de l’Est face à la « crise migratoire », ou encore la perspective d’un rétablissement d’une frontière entre l’UE et le Royaume-Uni à la suite du Brexit. Ces excès frontéristes, indissociables des mouvements nationalistes et populistes qui les promeuvent, font l’objet de critiques fortes et ravivent – à l’opposé du spectre – les tenants d’un monde sans frontières.

 

  • Définition : La notion de frontière recouvre plusieurs définitions :
    • Dans une acception restrictive, elle définit la limite du territoire d’un État ;
    • Dans une acception plus large, la frontière se définit comme une ligne opérant une démarcation physique ou imaginaire entre un dedans et un dehors :
      • La frontière peut être biologique, dans la mesure où les corps vivants, par opposition aux choses inertes, sont caractérisés par une démarcation avec le monde extérieur, qui peut prendre la forme d’une peau, d’un derme, d’une membrane ou encore d’une écorce ;
      • La frontière peut trouver une définition juridique à travers la règle de Droit, qui sépare la légalité de l’illégalité ;
      • La frontière peut être religieuse, à travers la distinction entre le sacré et le profane ;
  • Historiquement, la frontière s’est imposée comme le propre de toute communauté politique, permettant à cette dernière de prendre corps, de renforcer sa cohésion et de protéger ses membres :
    • La frontière apparaît avec l’émergence des premières communautés politiques dépassant le cadre de la famille et du village :
      • Ainsi les cités athéniennes sont caractérisées par des frontières fermées qui offrent une protection et établissent une démarcation vis-à-vis des « barbares » ;
      • Durant la période féodale, les cités prennent la forme de forteresses.
    • À partir du XIIIe siècle, la naissance progressive des Etats modernes s’est accompagnée d’un important effort pour établir la cartographie des territoires et pour tracer des frontières stables ;
    • Depuis la fin du XVIIIe siècle, en superposition aux États, les frontières donnent aussi corps aux nations en les délimitant ;
  • Dans la période contemporaine cependant, la frontière apparaît dépassée et critiquée :
    • La frontière fait l’objet d’un procès en dévoiement en tant que source de tension et d’exclusion :
      • La frontière, qui signifie étymologiquement « front-de-guerre », s’accompagne généralement de conflits armés. L’expérience des deux guerres mondiales du XXe siècle a à ce titre lié pacifisme et sans-frontiérisme ;
      • La frontière s’accompagne en outre souvent d’une logique d’exclusion puisque la définition d’un dedans implique nécessairement celle d’un dehors, donc d’un tiers exclu.
    • La frontière fait l’objet d’un procès en désuétude, puisque les frontières traditionnelles apparaissent dépassées face au développement de flux transnationaux, qui ignorent par définition toute limitation territoriale: c’est le cas des flux économiques de capitaux, des grandes entreprises multinationales, des ONG mais aussi de la criminalité organisée ou encore de l’internet ;
  • Problématique : Faut-il abolir les frontières ?

I) Facteurs de cohésion et de protection nécessaires à la pérennité des communautés politiques, les frontières sont aussi accusées d’être sources de tensions et d’exclusions

A. La frontière s’est imposée dans l’Histoire comme un invariant des collectivités humaines, même si ses formes ont évolué dans le temps

  1. La frontière est un invariant des collectivités humaines, nécessaire à leur pérennité

Les frontières, en tant que ligne de démarcation imaginaire entre un dedans et un dehors, apparaissent avec les premières communautés humaines extra-familiales :

  • Dans l’Antiquité, les cités grecques et romaines sont caractérisées par des frontières clairement établies :
    • Dans l’Athènes antique, le statut de citoyenneté n’est accordé qu’aux personnes résidant à l’intérieur de la cité selon des conditions strictes.
      • À l’inverse, l’ostracisme, c’est-à-dire le bannissement de la citoyenneté d’un Athénien par l’Ecclésia, se matérialise par son exil forcé en dehors des frontières de la cité, pour un temps qui peut être fini ou infini.
    • À Rome, la frontière fait l’objet d’une forme de sacralité :
      • Dans la cité romaine :
        • Tite-Live, Histoire Romaine: rappelle que la querelle des deux jumeaux fondateurs de Rome, Rémus et Romulus, se clôt sur le massacre de Rémus au terme d’un « combat sanglant », motivé par le franchissement par Rémus de la frontière de la ville tracée par Romulus avec sa charrue ;
      • Dans l’empire romain :
        • Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1957: le jeune empereur Hadrien constate dès son arrivée au pouvoir la nécessité de doter son empire des frontières pour éviter son effondrement. Il décrit l’empire romain comme un homme malade dont chaque nouvelle conquête territoriale constitue une « excroissance maladive ». Dès lors, l’empereur veille à tracer des frontières stables et pérennes à l’instar du mur d’Hadrien, construit en Écosse en 122 Après JC.
        • Le limes est le nom donné par les historiens modernes aux systèmes de fortifications établis le long de certaines des frontières de l’Empire romain.
        • Le terme « barbare » est utilisé par les Romains pour nommer les peuples qui se trouvent à l’extérieur du limes, dans le « Barbaricum » (la « terre des Barbares ») c’est-à-dire hors de leur autorité : l’Imperium.
  • Dans la période féodale, en l’absence de frontières fixes établies par les royaumes, les villes et cités sont fortifiées :
    • Jean Delumeau, La peur en Occident, 1978 : face aux risques d’invasion et de pillage, l’homme du Moyen-Âge habite dans des villes fortifiées dont les limites matérielles sont fortes (pont-levis, murs…).

 

  1. Les frontières nationales s’imposent progressivement dans leur forme contemporaine à partir du XIIIe siècle

Les frontières apparaissent progressivement sous leur forme actuelle à partir du XIIIe siècle en Europe :

  • Dès le XIIIe siècle, les États modernes en voie d’apparition cherchent à établir une cartographie précise de leur territoire et à tracer des frontières nettes afin :
    • D’affirmer la souveraineté du pouvoir étatique central en établissant clairement ses limites :
      • C’est d’abord la dynastie des Capétiens qui impose la notion de frontières :
        • Philippe Auguste fait de Paris le centre du royaume, et impose les notions de « territoire » et de « frontière » ;
        • Les frontières du royaume délimitent la zone d’application des lois et de la justice royales.
      • Louis XIV et Louis XV engagent une cartographie précise du territoire du Royaume. Ici l’établissement d’une cartographie précise va de pair avec l’affirmation de la souveraineté du pouvoir royal :
        • Le projet de cartographie du territoire est confié à l’Académie des Sciences par Colbert en 1668;
        • En réponse, l’Académie des Sciences publie au milieu du XVIIIe siècle les cartes de Cassini, qui constituent la première carte topographique et géométrique établie à l’échelle du royaume de France dans son ensemble.
      • De stabiliser les relations avec les Etats voisins pour éviter le spectre de la guerre :
        • Le traité de Westphalie de 1648 repose sur une délimitation précise des frontières des Etats européens, permettant la mise en place d’un système international d’équilibre des puissances ;
  • À partir du XVIIIe siècle, et plus précisément à partir de la Révolution en France, la frontière se trouve renforcée puisqu’elle recouvre non seulement le territoire de l’Etat mais aussi de la nation, qui se confond avec la première dans l’Etat-nation.
    • La frontière n’est plus seulement technique et administrative, mais prend une dimension affective puisqu’elle délimite la communauté d’appartenance des citoyens.
  • Enfin, le système international fondé au XXe siècle à travers la SDN puis l’ONU est fondé sur le principe de souveraineté nationale qui emporte le principe d’intangibilité des frontières. Le principe d’intangibilité des frontières (uti possidetis juris), consacré par la Cour de Justice internationale, signifie que même en cas de conflit armé entre deux États, les territoires de ces Etats ne peuvent être cédés ni conquis:
    • Cour Internationale de Justice, 1986, Burkina Faso c. Mali : le principe d’intangibilité des frontières est indispensable à l’indépendance des Etats, notamment des Etats nouvellement indépendants ;

 

B. Cependant, l’utilisation des frontières dans des logiques de confrontation a conduit à leur condamnation et à leur rejet sous la forme du « sans-frontiérisme »

  1. Les frontières se sont avérées sources de tensions et d’exclusion

Les frontières sont liées à des logiques d’exclusion et de confrontation dans l’Histoire :

  • La frontière est indissociable de la guerre, qui constitue d’ailleurs son étymologie (« front-de-guerre »):
    • Dans l’Antiquité, les cités athéniennes et romaines, protégées par des frontières fortes, sont en état de guerre permanent ;
    • Dans la période moderne, la stabilisation progressive des frontières s’est traduite par de nombreuses guerres et batailles de la part des rois et des seigneurs visant à élargir leurs territoires au détriment des fiefs et royaumes voisins :
      • Norbert Elias, La dynamique de l’Occident, 1939 : L’Histoire montre à quel point les unités politiques aujourd’hui stabilisées sont le fruit de déchaînement de violence et de l’expansion territoriale des royaumes par la guerre.
    • Au XXe siècle, la frontière fut associée au nationalisme qui provoqua le déchirement des deux guerres mondiales :
      • Picasso, Femme nue se coiffant, 1940 : Picasso compare l’Europe à une femme au corps torturé voire démembré. Dans cette toile, les frontières deviennent des cicatrices profondes.
    • Aujourd’hui encore, la frontière est indissociable de la guerre, comme en témoignent les nombreuses « frontières militarisées » :
      • Ainsi la « zone coréenne démilitarisée » qui sépare la Corée du Nord de la Corée du Sud depuis 1953 le long du « 38e parallèle », est en fait la frontière la plus militarisée au monde, surveillée par 700 000 soldats nord-coréens et 400 000 soldats sud-coréens aidés par la 2e division d’infanterie des États-Unis.
  • La frontière est également indissociable d’une logique d’exclusion et d’une certaine forme de rejet de l’altérité :
    • Les anciens Grecs parlaient de « barbares » pour désigner les peuples n’appartenant pas à leur civilisation définie par la langue et la religion helléniques, et dont ils ne parvenaient pas à comprendre la langue. Barbare signifiait alors « non grec », soit toute personne dont le langage ressemblait, pour les Grecs, à un charabia « bar-bar ».
    • Le terme « barbare » a ensuite été utilisé par les Romains pour nommer les peuples qui se trouvent à l’extérieur du limes (la frontière), dans le « Barbaricum » (la «terre des Barbares») c’est-à-dire hors de leur autorité (l’imperium) ;
    • Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, 1955 : « Le premier reflexe des sociétés est de rejeter tout ce qui ne participe pas à leur propre culture ». Ainsi les Romains et les Grecs nommaient barbares tout ce qui leur semblait étranger à leur civilisation. Or, selon Lévi-Strauss, « le barbare est d’abord celui qui croit à la barbarie ».
  • L’existence de frontières peut nourrir des tensions entre les peuples, faute d’ouverture et de dialogue :
    • Julien Gracq, Le rivage des Syrtes, 1951 : Gracq relate le destin d’un jeune noble, Aldo, dans un royaume imaginaire nommé Orsenna, en guerre contre le Farguestan. Le roman fait découvrir au lecteur un royaume paralysé par un conflit éteint depuis des siècles, mais incapable de sortir de cet état de torpeur, faute de dialogue et d’échange avec le Farguestan. La société maintient sa cohésion par l’existence de cet État étranger, mais au prix de sa décadence. Aldo décide de traverser la frontière maritime séparant les deux royaumes, déclenchant une guerre qui n’avait en fait jamais cessé d’être.

 

  1. Face à ces logiques, l’utopie d’un monde sans frontière s’est progressivement imposée

Les courants de pensées en faveur d’une disparition des frontières au nom de l’unicité de la nature humaine sont anciens et nombreux :

  • Sous l’Antiquité déjà, on observe les prémices d’une pensée universaliste dans la tradition stoïcienne cosmopolite, qui étend le sentiment d’appartenance au monde et à l’humanité, et qui trouvait dans Socrate son plus grand représentant :
    • Plutarque, De l’exil : «Socrate disait qu’il n’était ni Athénien, ni Hellène, mais cosmopolite » ;
    • Marc Aurèle, Pensées : « Ma cité et ma patrie, c’est Rome et c’est le monde ».
  • Le christianisme (étymologiquement, « catholique » signifie « universel ») fait de la fraternité un concept universel, dans la mesure où les hommes sont unis par le culte d’un même Père, divin :
    • Saint Paul, Épître aux Galates: « Vous êtes tous fils de Dieu par la foi dans Jésus Christ. Il n’y a ni Juif ni Grec ; ni esclave ni homme libre ; il n’y a ni homme ni femme ; car tous, vous êtes uns dans le Christ Jésus ».
  • À l’époque classique, les Humanistes rejettent l’enfermement de l’identité par les frontières :
    • Montaigne, Les Essais (chapitre « De la vanité ») : « Non parce que Socrate l’a dit, mais parce qu’en vérité, c’est mon humeur, et à l’aventure non sans quelque tord, j’estime tous les hommes comme mes compatriotes, et embrasse un Polonais comme un Français. Nature nous a mis au monde libres et déliés, nous nous emprisonnons en certains détroits contrées ».
  • Cette critique est reprise par les Lumières au XVIIIe siècle :
    • Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique : au nom de la paix universelle, Kant avance « l’espoir qu’après maintes révolutions et maints changements, finalement, ce qui est le dessein suprême de la nature, un État cosmopolitique universel, arrivera un jour à s’établir. »
    • Voltaire, Dictionnaire philosophique (article « Patrie ») : « Souhaiter la grandeur de sa patrie, c’est souhaiter du mal à ses voisins »
  • À partir du XIXe siècle et jusqu’aujourd’hui, le libéralisme s’oppose à la notion de frontière au nom de l’efficacité économique :
    • Adam Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations : appelle de ses voeux l’apparition d’une « République mercantile universelle », donc d’un monde sans frontière marchande.
  • Aujourd’hui, le sans-frontiérisme est un courant de pensée à part entière, présentant de nombreuses expressions concrètes au travers d’organisations non gouvernementales et d’associations internationales.
    • Nombre d’entre elles effectuent un travail considérable sur le terrain à l’image de Médecins sans frontières ou de Reporters sans frontières.
    • On a cependant mis en avant certains excès en matière de création d’associations sans-frontières, en annonçant par exemple ironiquement la création prochaine d’une association de « douaniers sans frontières ».

 

II) Au mouvement contemporain d’abolition de toutes les frontières, on privilégiera une « éthique des frontières » afin d’en faire des interfaces de coopération et de cohésion

A. La période contemporaine se caractérise par une tendance à l’abolition de toutes les frontières

  1. On observe d’abord une tendance à l’affaiblissement des frontières territoriales classiques

Le processus de mondialisation actuellement à l’œuvre remet en cause de facto la pertinence des frontières nationales, qui ne paraissent plus adaptées ni au mouvement général de globalisation des flux, ni à l’apparition d’innovation technologiques qui abolissent les distances géographiques :

  • On observe un mouvement général de globalisation des flux, qu’il s’agisse :
    • Des flux de personnes, comme en témoigne l’augmentation contemporaine des flux migratoires, volontaires ou subis :
      • D’après les Nations-Unies, en 2017, le monde comptait 258 millions de migrants internationaux, c’est-à-dire des personnes installées dans un pays différent de celui où elles sont nées.
      • Ces flux seront amenés à augmenter dans la période à venir, du fait notamment des déséquilibres croissants entre les niveaux de stabilité politique, économique, démographique (ainsi qu’environnementale avec les « réfugiés climatiques) entre les pays du nord et les pays du sud.
    • Des flux économiques, avec la montée en puissance des grandes multinationales qui étendent leurs marchés par-delà les frontières.
    • Des flux de menaces, puisque les grandes menaces du monde contemporain sont des menaces globales qui ne se cantonnent pas aux frontières territoriales des États. C’est le cas :
      • De la menace environnementale, puisque les effets du réchauffement climatique, de la réduction de la biosphère et de la déforestation concernent l’ensemble du monde par delà les frontières étatiques ;
      • De la menace sanitaire, avec par exemple le risque d’épidémies mondiales favorisées par l’augmentation des flux de personnes et d’animaux ou encore le spectre d’une antibiorésistance croissante (résistance aux antibiotiques) des bactéries, favorisée par l’utilisation massive et inconsidérée d’antibiotiques dans les agricultures d’élevage notamment ;
      • De la menace de crise financière du fait d’une rupture d’équilibres macro-économiques globaux, dont les effets retentiraient directement ou indirectement sur les PIB des pays du monde entier.
      • De la menace terroriste, qui est aussi une menace globale. Ainsi l’État Islamique est une organisation aux ramifications internationales (comme Al-Qaïda avant elle), dont les membres étaient issus de 85 nationalités différentes en 2016, et capable de perpétrer des attentats autant à Paris qu’à Orlando ou à Manille.
  • Parallèlement, on observe l’apparition d’innovations techniques et technologiques qui remettent elles aussi directement en cause la pertinence des frontières territoriales classiques. Les moyens de transport et de communication, par l’instantanéité qu’ils permettent, rendent les frontières classiques et nationales obsolètes :
    • Depuis la fin du XIXe siècle, la révolution des transports (depuis la machine à vapeur jusqu’au moteur à explosion) a quasiment aboli les distances, remettant en cause le substrat physique des frontières qui ont pour objet d’établir des limites géographiques.
      • À titre d’exemple, alors que Christophe Colomb a mis dix semaines pour rejoindre l’Amérique depuis Lisbonne en 1492, le Titanic devait effectuer un aller de Southampton (Angleterre) à New York en cinq jours en 1912, et un aller Paris-New-York en avion dure aujourd’hui 8 heures.
    • Surtout, les technologies de l’information et de la communication (TIC) qui se développent aujourd’hui (internet notamment), sont l’incarnation extrême d’un nouveau monde virtuel sans frontières.
      • Les flux de données (data) voyagent librement dans les réseaux et ne connaissent aucune limite territoriale ;
      • Les leaders technologiques que sont les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) et les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) comptent pour plusieurs d’entre eux (Facebook par exemple) des milliards d’utilisateurs sur tous les continents.

En réaction et en accompagnement à ce mouvement de mondialisation, les institutions (y compris publiques) s’adaptent, quitte à remettre partiellement en cause les frontières nationales traditionnelles :

  • C’est le cas du mouvement de fédéralisation des ensembles politiques:
    • Ce mouvement est à l’œuvre dans de nombreuses zones, à l’image de l’Asie avec l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est), de l’Amérique du sud avec la montée en puissance du MERCOSUR (Marché commun du Sud), ou de façon plus fragile en Afrique avec l’Union Africaine.
    • En Europe, l’Union Européenne s’appuie sur le principe de « libre circulation » qui s’accompagne d’un l’effacement progressif des frontières entre les Etats au nom d’un idéal de paix et d’efficacité économique. Le principe de libre circulation est au cœur des « quatre libertés fondamentales » de l’Union Européenne, qui concernent non seulement les personnes mais aussi les marchandises, les services et les capitaux :
      • La libre circulation des marchandises commence avec la suppression des droits de douane en 1968.
      • La libre circulation des services s’accompagne de la liberté pour une entreprise de s’installer dans le pays de son choix.
      • La libre circulation des personnes : l’Accord de Schengen du 14 juin 1985 puis la Convention d’application des accords de Schengen du 19 juin 1990 entrée en vigueur le 26 mars 1995 prévoient la suppression progressive des contrôles à l’intérieur de l’espace Schengen.
      • La libre circulation des capitaux, effective depuis 1990, s’insère dans la préparation de l’union monétaire.
    • C’est le cas de la création d’instances internationales qui visent pour nombre d’entre elles à répondre aux défis globaux requérant une coopération internationale forte par delà les frontières étatiques, à l’image de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et de ses institutions spécialisées, telles que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) qui s’attache à prévoir et à organiser la réponse aux grands risques sanitaires globaux.
    • C’est le cas enfin de la montée en puissance des organisations non-gouvernementales (ONG), qui agissent globalement et indépendamment des frontières nationales, et au nom d’une éthique universelle.
      • C’est le cas de Médecins sans frontières qui dans sa charte précise que ses interventions se font au nom de l’ « éthique médicale universelle ».
  1. On observe une remise en cause de la notion même de frontière, dans toutes ses acceptions

Au delà de la frontière en tant que démarcation physique entre les Etats, la notion de frontière fait l’objet d’une remise en cause plus générale. C’est la notion même de séparation – quelle qu’elle soit – qui fait l’objet d’une contestation intellectuelle croissante, avec des répercussions sociales de plus en plus visibles :

  • Dans le sillage du mouvement déconstructiviste de la « french theory » (Foucault, Deleuze, Lacan), qui s’est notamment déployé intellectuellement dans les campus outre-Atlantique, les grandes catégories qui régissaient le monde d’hier sont aujourd’hui remises en question, et frappées de suspicion :
    • C’est le cas par exemple de la frontière entre la folie et la raison, dont Michel Foucault (Histoire de la folie) s’est attaché à montrer qu’elle est en partie une vue de l’esprit. Le philosophe tente une généalogie de la vision sociale de la folie qui a selon lui d’abord été considérée comme une forme d’originalité qui pouvait trouver sa place dans le corps social au Moyen-Âge, avant d’être considérée comme une forme de délinquance à partir du XVIIe siècle (avec la création de l’hôpital général de Paris en 1656 qui marque l’ère du « grand enfermement » des fous aux côtés des délinquants, des oisifs et des marginaux), puis d’être considérée comme une « pathologie » mentale devant faire l’objet d’une prise en charge thérapeutique à partir de la fin du XIXe siècle (la « libération des enchaînés » de l’hôpital Bicêtre en 1793 par Philippe Pinel signe la naissance de l’asile et la folie est désormais considérée comme une maladie mentale).
      • Ainsi, en montrant par sa méthode généalogique que « le fou n’a pas toujours été considéré comme un malade mental », Foucault jette un doute sur la pertinence de la frontière (jusque-là largement admise) entre folie et raison.
    • On trouve une autre illustration de ce « brouillage des frontières » avec la remise en cause des notions de sexe et de genre. Alors qu’on distinguait traditionnellement deux sexes (masculin et féminin), la frontière même entre le « masculin » et le « féminin » est aujourd’hui interrogée et remise en cause par les études de genres, qui avancent que le sexe biologique n’assigne aucun genre ni aucune pratique sexuelle, mais que ces derniers sont des pratiques culturellement apprises dont la pertinence doit être interrogée.
      • Le mouvement Queer est caractéristique de cette remise en cause d’une frontière nette entre le féminin et le masculin, ouvrant ainsi une « zone trouble » où peuvent s’entrecroiser les rôles et les comportements.
      • L’adjectif « trans » (de transsexuel, transgenre etc.) est lui aussi révélateur, puisqu’il signifie étymologiquement « de l’autre côté ». Il s’agit bien d’un passage, ou d’une négation d’une frontière.
    • L’antispécisme découle de la même logique, en s’opposant à la frontière traditionnellement établie entre l’homme et le reste du règne animal.

Ainsi de plus en plus, la notion de frontière fait l’objet d’un rejet radical non seulement en tant que frontière physique, mais aussi en tant que ligne de démarcation imaginaire. La frontière est vécue comme un déterminisme illégitime, comme une norme encombrante, voire comme un enfermement.

B. La frontière demeure cependant nécessaire et souhaitable si elle s’accompagne d’une éthique adéquate

  1. Les frontières sont aussi un remède face à de multiples maux

Dans son Éloge des frontières, Régis Debray avance que la frontière est avant tout un remède face aux grands maux qui menacent le monde contemporain :

  • La frontière est un remède contre l’appauvrissement culturel car elle s’oppose à l’uniformisation : « l’éloge des frontières est un plaidoyer pour la pluralité des mondes » selon Debray, qui insiste sur le « frisson de la frontière », que ressent celui qui s’apprête à franchir une frontière à l’idée de découvrir un monde nouveau, qui par définition lui échappe.
  • La frontière est un remède face au spectre de la balkanisation et de la fragmentation des communautés politiques, en permettant à un ensemble de prendre corps, de prendre conscience de lui-même, et de trouver une cohésion sociale et politique :
    • Régis Debray rappelle qu’à la différence des choses inertes, tous les êtres vivants ont une frontière, qui peut prendre la forme d’une peau, d’un derme ou encore d’une écorce. De mêmes, les communautés politiques, pour exister et se pérenniser, doivent s’abord s’incarner et se délimiter par une frontière précise ;
    • Régis Debray avance que les difficultés actuelles de l’Union Européenne à recueillir l’adhésion des peuples (l’affectio societatis) résulte en grande partie de son incapacité à s’incarner dans un territoire précis, et donc de se constituer comme ensemble politique cohérent ;
  • L’intangibilité des frontières est un remède face à la guerre : Aujourd’hui, l’affaiblissement des États et de leurs frontières semble paradoxalement avoir pour conséquence une augmentation des tensions entre les peuples.
    • Le mouvement d’affaiblissement des frontières historiques et l’augmentation du nombre d’Etats dans le monde (le nombre d’Etats recensés à l’ONU est passé de 51 en 1945 à 193 aujourd’hui) est porteur de nombreuses guerres civiles, comme en témoigne aujourd’hui la situation du Sud-Soudan.
    • Pour l’auteur, le principe d’intangibilité des frontières a au contraire une vertu pacificatrice.
  • La frontière est un remède face à la radicalisation des identités :
    • Selon Debray, la négation des identités par l’effacement des frontières et le développement des flux globaux suscitent en réaction une résurgence de ces dernières sous la forme de fondamentalismes violents. Ainsi, paradoxalement, la dissolution forcée des cultures locales dans la mondialisation aboutit à une radicalisation des identités.
    • Régis Debray avance que « nous modernes étions peu préparés à saisir qu’un excès de coca-cola à l’entrée provoque un excès d’ayatollah à la sortie. Peu préparés à se faire à l’idée que l’élévation quantitative des facteurs de progrès induit une élévation qualitative des facteurs de régression ; que la mondialisation technoscientifique des objets suscite la tribalisation politico-culturelle des sujets ».
  • La frontière est un rempart face aux dérives impériales, puisque par définition la frontière s’oppose à l’empire :
    • C’est le cas des empires politiques et religieux:
      • Tout empire (qu’il s’agisse l’empire romain, perse ou napoléonien) se définit par l’absence de frontières territoriales précises, par la négation des frontières des Etats limitrophes et par la recherche constante de nouvelles conquêtes territoriales.
      • Le refus de définition d’un cadre territorial stable est d’ailleurs une des causes majeures de l’instabilité et de l’effondrement des grands empires dans l’Histoire :
        • Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances : Paul Kennedy a conceptualisé la notion de « surextension impériale » (imperial overstretch), en avançant qu’historiquement, de nombreux grands empires se sont effondrés à cause de conquêtes territoriales excessives qui se traduisent par une « perte de contrôle » du pouvoir central sur les territoires conquis, et par des coûts militaires insoutenables pour essayer de maitriser en vain la situation. L’historien britannique adresse ce message directement aux États-Unis, dont il avertit qu’ils pourraient se trouver à leur tour dans cette situation s’ils poursuivent leur politique internationale interventionniste.
      • Entre 2014 et 2018 encore, l’Etat islamique, qui visait explicitement à établir un « empire islamique mondial », était géographiquement à cheval sur les frontières de la Syrie et de l’Irak, niant ainsi de facto les frontières des Etats présents dans la région.
    • C’est le cas aussi des empires commerciaux, qui ignorent tout autant la notion de frontière. À ce titre, il n’est pas anodin que certains dirigeants des multinationales les mieux cotées en bourses investissent des sommes importantes pour « coloniser l’espace ». La notion de frontière, soit-elle cosmique, ne fait pas partie du logiciel de pensée des leaders de l’économie technologique :
      • Ainsi Jeff Bezos, PDG d’Amazon, a annoncé très sérieusement lors d’une conférence à Yale que sa filiale spatiale Blue Origins avait pour ambition ultime de « coloniser le cosmos » et de faire émerger une « civilisation multi-planétaire » ;
      • De façon comparable, le patron de SpaceX Elon Musk a l’ambition de « coloniser mars » avant 2028.
  • Plus fondamentalement enfin, la frontière est un remède face à l’hubris (la démesure) qui caractérise en partie le monde occidental contemporain :
    • La frontière fait obstacle à l’ « ivresse du virtuel », à laquelle la frontière oppose la réalité du monde concret et la notion de limite.

 

  1. Une « éthique des frontières » est nécessaire pour faire de ces dernières non pas un lieu d’exclusion et de confrontation, mais un lieu de contact et d’échange 

Une « éthique des frontières » est nécessaire pour faire ces dernières non pas un lieu d’exclusion et de confrontation, mais un lieu de contact et d’échange :

  • Régis Debray, Éloge des frontières : la frontière doit être comprise par opposition au « mur », et doit d’avantage être comparée à la « porte » selon Régis Debray. Alors que le mur exclut tout échange et procède par fermeture, la porte procède avant tout d’une logique d’ouverture, de reconnaissance, d’échange et de partage.

Un « bon usage des frontières » implique donc un fragile équilibre puisque :

  • Les frontières semblent encore nécessaires en tant que lignes de démarcation symboliques et physiques, permettant aux individus comme aux communautés politiques de prendre corps et de se protéger :
    • Ainsi la « protection des frontières » demeure un enjeu majeur qui doit être relevé.
      • Au niveau européen, l’agence Frontex, en charge de la protection des frontières extérieures de l’UE, a été renforcée depuis 2016 avec notamment la mise à disposition d’un corps européen de garde-frontières et de garde-côtes composé de 1500 personnes.
    • De même, la frontière demeure nécessaire symboliquement à toute communauté politique pour prendre corps :
      • Toujours au niveau européen, une définition plus précise et plus stable des frontières extérieures de l’Europe (impliquant notamment de résoudre la difficile question de la candidature de la Turquie) semble être un prérequis indispensable à l’émergence d’un véritable sentiment d’appartenance des peuples européennes à l’entité européenne.
  • Mais l’intérêt de la frontière réside dans sa perméabilité : Une frontière nationale ne peut être souhaitable que si elle permet et favorise le contact avec l’extérieur. Tout comme au niveau biologique l’intérêt d’une membrane est d’interagir avec l’environnement extérieur, les frontières étatiques doivent permettre une interaction avec le monde alentour.
    • Il en découle que les frontières nationales ne doivent pas faire obstacle à de fortes coopérations internationales, tant publiques que privées :
      • On peut prendre l’exemple de la recherche scientifique (fondamentale et clinique) qui est aujourd’hui nécessairement internationale. Les congrès internationaux, les publications et les coopérations internationales de recherche sont à ce titre indispensables à l’avancement de l’état des connaissances ;
      • De même, les organismes internationaux sont nécessaires pour faire face aux défis globaux qui sont posés aux sociétés contemporaines. Ainsi les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) font aujourd’hui référence en matière de recherche prédictive sur les effets du changement climatique.
    • Il en découle aussi qu’une frontière, à l’image d’une porte, doit pouvoir être franchie : afin de remplir pleinement son rôle, toute frontière doit pouvoir être perméable dans certaines circonstances.
      • On peut prendre l’exemple du droit d’asile et de la protection subsidiaire qui en France font l’objet d’une obligation conventionnelle (convention de Genève de 1951) mais aussi constitutionnelle puisqu’au titre du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 (qui a valeur constitutionnelle) « Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République »
      • On peut également prendre l’exemple des convois humanitaires qui, à la discrétion des pouvoirs souverains locaux, peuvent traverser de façon temporaire ou permanente certaines frontières pour porter aide et assistance aux populations résidant dans des zones en péril.

Conclusion : À la fois remède et poison, les frontières sont intrinsèquement ambivalentes. Aujourd’hui, le constat d’une remise en cause de plus en plus radicale des frontières, qui s’impose de facto par la multiplication des flux transnationaux et se trouve légitimée politiquement et philosophiquement par les mouvements sans-frontiéristes, appelle à prendre le contrepied intellectuel pour restaurer une forme d’équilibre. Ainsi, il convient de rappeler que la frontière ne peut se résumer à sa dimension belliqueuse et exclusive. Elle est nécessaire à la protection, à la cohésion et à la prise de conscience d’elles-mêmes des communautés politiques. Il revient donc au législateur et au pouvoir exécutif d’assurer un « bon usage » des frontières, consistant à trouver un équilibre entre son rôle de protection et de démarcation d’une part et son rôle d’intégration et d’interaction avec l’extérieur d’autre part.

 

Pour aller plus loin :

  • Ici une conférence de Régis Debray qui résume avec brio son ouvrage Éloge des frontières ;
  • Ici une conférence du journaliste et géopoliticien Bernard Guetta sur le thème du retour des frontières à l’époque contemporaine.

 

3 commentaires sur “Faut-il abolir les frontières?

  1. Très intéressant.
    La frontière est comme un médicament (un pharmakon): remède ou poison, tout est affaire de dosage.
    Elle est aussi la réponse du faible au fort.
    Le droit d’asile suppose de pouvoir s’abriter derrière un mur d’ambassade ou une frontière.

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